« âŠLe peintre câest surtout (je le rĂ©pĂšte jusquâĂ lâĂ©puisement), un homme. Un homme qui peint⊠» Alberto Greco, 1960.
Qui ?
Sur lui, WikipĂ©dia est trĂšs silencieux. Rien qu’une courte page en Espagnol (aussi traduite en Anglais). Logique puisquâAlberto est argentin et a principalement Ă©tĂ© actif en Argentine et en Espagne. On trouve aussi une rubrique en italien, pays oĂč le peintre a Ă©galement opĂ©rĂ© (au grand dam du Vatican!) ; et rien dâautre. Ă titre informatif, la Poutine (ce plat canadien peu sophistiquĂ©) cumule des articles Ă©toffĂ©s en 36 langues diffĂ©rentes ! IntĂ©ressons-nous alors Ă cet artiste relativement incognito que les grands musĂ©es s’apprĂȘtent Ă prĂ©senter Ă leurs publics europĂ©ens.

Lisons lâĂ©tiquette : artiste plasticien et performeur, pionnier de lâavant-garde informelle en AmĂ©rique (latine et du nord), nĂ© en 1931 Ă Buenos Aires, et mort 34 ans plus tard seulement, Ă Barcelone (suicide).
1954. Alberto, qui nâa donc rien de grec sinon des origines lointaines,obtient une bourse du gouvernement français afin de rejoindre le vieux continent et son inflation artistique. Greco sâembarque pour Paris oĂč il agitera bientĂŽt le Quartier latin. Il vend ses dessins et peintures au Deux Magots et au CafĂ© de Flore et ne tarde pas Ă ĂȘtre repĂ©rĂ©.
En 1955, la galerie La Roue lâexpose ! Studieux, il fait ses devoirs : « Je vais Ă toutes les expositions [âŠ] je peins beaucoup, câest ce que je fais le plus. Ce sont des choses abstraites et ça rend bien », Ă©crit-il Ă sa tante.
Câest en effet lâabstraction lyrique qui rĂšgne en maĂźtre(sse) Ă Paris dans les annĂ©es dâalors et les petits formats de Greco (des gouaches sur papier, pour la plupart), se vendent facilement.
Ă Paris, Greco respire aussi lâair de lâavant-garde et de la provocation. Quand il retourne Ă Buenos Aires, impossible de respecter les langages Ă©tablis et Greco commence Ă prendre goĂ»t Ă la transgression et Ă la subversion. Les galeries et le joli, trĂšs peu pour lui. Entre le paysage onirique figurant des visages et le portrait Ă proprement parler, Greco est douĂ© pour projeter le sujet dans le rĂȘve de la toile. Ses tableaux ont ce pouvoir d’ĂȘtre Ă la fois doux et tourmentĂ©s.
Pour la faire courte, il repart ensuite en vadrouille autour du monde, car si Buenos Aires est bon public, il nây trouve rien de stimulant. On le retrouve Ă Rome oĂč il est expulsĂ© par ordre du Pape ; puis, sur la route entre Madrid et le village paysan de Piedralaves, Ă Ibiza avec un amant chilien et, enfin, Ă Barcelone oĂč il donna sa propre mort en spectacle, dĂ©sireux quâil fĂ»t de faire dâelle son Ćuvre la plus poignante.

Quoi ?
Quand on a dit ça, on a finalement dit trĂšs peu de Greco. D’ailleurs on a parlĂ© de sa peinture seulement alors qu’elle devint vite secondaire pour lui. DerriĂšre ses airs de banquier bien comme il faut, il est pourtant un artiste capable de rivaliser avec Duchamp et Joseph Beuys. Sa trajectoire offre Ă©galement un rĂ©sumĂ© rapide des mĂ©tamorphoses de l’art dans le 20e siĂšcle d’aprĂšs la seconde guerre mondiale, puisque Greco commença par des peintures de grand format, Ă la force expressive impressionnante bien qu’abstraites ou peu figuratives, pour se tourner ensuite vers une conception totalement diffĂ©rente de l’Ćuvre qui rĂ©sidera dĂ©sormais dans le flux de la vie, dans les actes de l’homme et dans la friction entre extraordinaire et quotidien. En effet « Ce que nous pouvons bien peindre, ne compte plus. [âŠ] la peinture a terminĂ© son cycle avec le tableau bleu de Yves Klein » disait-il en 1960. DĂ©couvrons-le autour de 8 Ćuvres :
- Exposition roulante : l’art c’est les gens.

1960-1961, la Pampa argentine. Greco participe Ă lâinitiative dâ« Exposition roulante dâart argentin ». Dans une camionnette, Greco et dâautres acolytes bĂ©nĂ©voles, parcourent la pampa argentine pour faire partager lâart argentin (il sâagit, pour beaucoup, de montrer ce quâest lâart tout court), et encourager la crĂ©ation. Le camion part ensuite dans le sud de lâArgentine et Greco continue dâadorer entrer en contact avec ces populations complĂštement Ă©loignĂ©es des arts des capitales occidentales, aussi bien gĂ©ographiquement que conceptuellement.
Il ne sâagit pas dâune bonne action gentillette, mais dâun rĂ©el projet en lequel Greco croit profondĂ©ment. Les galeristes ne lâintĂ©ressent pas, ce quâil prĂ©fĂšre, et de loin, ce sont les gens quâils rencontrent tout au long de son road trip en terres reculĂ©es. Cela Ă©loigne dâailleurs Greco de lâenvironnement artsy de la capitale, mais on devine que ça nâest pas un problĂšme pour lâartiste qui prĂ©fĂšre voir lâart dans tout un chacun, dans le quotidien, dans les gens, plus que dans la rĂ©ception galvanisĂ©e de ses travaux.
Peinture issue des premiers temps de sa production (Formes, 1956)

Dans un courrier Ă Lila Mora, il Ă©crit : « Nous avons Ă©tĂ© Ă CatrilĂł, un petit village de la pampa rempli de poussiĂšre, il y a un hangar appelĂ© « la confiserie », un cinĂ©ma muet et un petit centre culturel italien oĂč nous avons exposĂ©. Jâai Ă©tĂ© trĂšs sĂ©duit par CatrilĂł. Jâai organisĂ© un concours de peinture pour les enfants (400 personnes sont venues!) [âŠ] la remise de prix a Ă©tĂ© merveilleuse (inoubliable). Je suis ravi. Il y a tout un matĂ©riel humain fabuleux⊠la rencontre avec lâhomme Ă lâĂ©tat pur. »
Deux ans plus tard, Greco rĂ©itĂšre lâexpĂ©rience en Espagne, Ă Piedralaves, oĂč il vĂ©cut quelques mois parmi les habitants. Avec cette « performance » qui sâĂ©tire sur tout son sĂ©jour, Greco baptisa cette petite localitĂ© castillane comme la Capitale Internationale du GrĂ©quisme. Mais alors en quoi consista-t-elle ?

Avec la participation des villageois volontaires, Greco rĂ©alisa des photos, des cartels Ă©crits sobrement et surtout, son manifeste dâart Vivo-Dito. La photographe Montserrat Santa MarĂa, en vacances dans le coin lui offre lâoccasion dâimmortaliser son quotidien artistique avec les habitants.
Piedralaves est pour lui un terrain foisonnant dâart vivant, lâart vĂ©ritable dans sa production authentiquement quotidienne et humaine sans intervention aucune et de quiconque.
« La rĂ©alitĂ© sans retouches ni transformations artistiques. Aujourdâhui je prĂ©fĂšre ĂȘtre nâimporte qui, racontant sa propre vie dans la rue ou sur un quai de gare que tous les rĂ©cits techniques et bancals dâun Ă©crivain » Ă©crit-il dans ce manifeste long de plusieurs mĂštres (environ 200!) et enroulĂ© Ă la maniĂšre dâun gros rouleau de papier toilette.
Ăcrivain, peut-ĂȘtre pas, mais sâĂ©crire si ! Le manifeste regorge dâĂ©lĂ©ments personnels et intimes en plus de rendre compte de sa vision avant-gardiste des arts et de la Vie.
« Enfin! Le paradis, je suis FELICHE (felice â heureux â prononcĂ© Ă lâitalienne) , enfin heureux ! » [âŠ] câest la premiĂšre fois que je crie en couleur. »


« Non mais attends, aller sâagiter dans un village câest pas de lâart » pourra-t-on dire, et câest un point de vue qui se dĂ©fend effectivement, mais lâartiste a profondĂ©ment marquĂ© la communautĂ© de Piedralaves ; ceci Ă tel point quâun festival dâart en son honneur sây tient chaque annĂ©e et que les habitants cultivent avec fiertĂ© le passage de lâArgentin quâils se remĂ©morent avec beaucoup dâentrain.
Greco a opĂ©rĂ© une transformation, il a pris une matiĂšre (ici, le vivant) et son geste artistique lâa transformĂ©e puisquâil y a changement dâĂ©tat de la population qui a pu dĂ©velopper une relation spĂ©cifique et intime avec les arts modernes et contemporains. Comme sâil avait gravĂ© dâun sceau la quotidiennetĂ© du village espagnol qui dorĂ©navant sera fortement imprĂ©gnĂ© de lui, de sa vision des arts, des arts en gĂ©nĂ©ral, et de la photographie qui permet aux plus jeunes de voir la vie de leurs grands-parents.
Pour Greco la vie est art et les changements issus des interactions entre humains sont art. Nous sommes donc tous des artistes en puissance. Greco parle donc juste de la vie et de notre pouvoir artistique Ă tousâŠ
- Las Monjas. Pas assez informel …
Buenos Aires, 1961. Une galerie inaugure lâexpo de Greco intitulĂ©e Les Moniales (âLas Monjasâ) composĂ©e de peintures « informelistas » (dâart informel) et dâautoportraits de grand format montrant Greco vĂȘtu de lâhabit de nonne et singeant leur dĂ©votion. Au centre de la salle d’exposition, on trouvait alors la « nonne assassine », un vĂȘtement religieux sale et recouvert de peinture, clouĂ© Ă un cadre en bois au format paysage.


Mais pour certains des membres du groupe Informel de Buenos Aires, cette exposition nâest pas assez « informelle » puisque les Ćuvres figurent bien quelque chose. Pour Greco en revanche, de telles considĂ©rations (figuration, pas de figuration, non-figurationâŠ) nâĂ©taient dĂ©jĂ plus un thĂšme Ă explorer dans lâart.
- VIVO DITO : signaler et résister.
Paris, 1961. Une craie Ă la main, Greco dĂ©ambule dans Paris et quand lâenvie lui prend, le voilĂ qui trace un cercle au sol, entourant lâindividu sĂ©lectionnĂ© (plus ou moins au hasard), et voilĂ la personne signalĂ©e par lâartiste. Cette « action » (au sens de la performance actuelle) Greco lâappelle « signalement ».
LâidĂ©e selon laquelle câest lâartiste qui dĂ©cide de ce qui est art et non lâobjet qui possĂ©derait des caractĂ©ristiques artistiques intrinsĂšques (notamment dĂ©veloppĂ©e au dĂ©but du XXe par Duchamp puis les premiers dadaĂŻstes) est fondamentale pour Greco qui pense que « lâartiste nous apprend Ă voir, non pas avec le tableau, mais avec le doigt. » Avec sa craie, il signale ce qui est art ou non. Plus quâune provocation arrogante envers les ennemis (encore nombreux) de lâart conceptuel, il sâagit ici de lutter contre le systĂšme de lâart contemporain qui est dĂšs alors avare et capricieux, arbitraire et mercantile. Si lâartiste dĂ©cide de ce qui est art, et sâil suffit de signaler le vivant ou dâaller dans un village pour sublimer la matiĂšre humaine, alors la galerie et le marchĂ© de lâart nâont plus quâun rĂŽle trĂšs dĂ©risoire.
Lâart conceptuel sert avant tout Ă Greco Ă faire sortir lâart des lieux privilĂ©giĂ©s et Ă©litistes qui tentent de le contrĂŽler. Le vivant ne sâenferme pas dans une galerie et les galeristes ne peuvent contredire ce que lâartiste dit ĂȘtre art ou non.

Il est intĂ©ressant de rappeler ceci aux dĂ©tracteurs de lâart contemporain qui voient souvent dans le concept un moyen facile et malhonnĂȘte de se faire artiste. Le concept permet aussi de sortir lâart des mains de ceux qui se le rĂ©servent jalousement, et de le faire descendre dans la rue, Ă la portĂ©e de tous.

« Lâartiste indique comment voir dâune autre façon ce qui se passe dans la rue. Lâart vivant cherche lâobjet, mais une fois lâobjet trouvĂ©, il le laisse Ă sa place, il ne le transforme pas, ne lâamĂ©liore pas, ne lâapportera pas dans une galerie dâart. Lâart vivant rĂ©side en la contemplation et la communication directe. Nous devons entrer en contact directement avec les Ă©lĂ©ments de notre rĂ©alitĂ©. Le mouvement, le temps, les gens, les conversations, les odeurs et les rumeurs, les endroits et les situations.» Manifiesto Dito dellÂŽArte Vivo (1962)
Greco refuse lâintervention, mais câest pourtant par lâinterfĂ©rence artistique quâil transforme la matiĂšre humaine en lâimprĂ©gnant dâun peu de lui-mĂȘme, comme Ă Piedralaves.
La sublimation, si elle est Ă la portĂ©e de tous et doit partir du vivant, du quotidien, opĂšre bien un changement dâĂ©tat et en ce sens, Greco dĂ©sire quelque chose de trop pur, de trop impossible finalement. Un art sans interaction est impossible, le simple signalement de ce qui doit ĂȘtre (mieux) regardĂ©, consiste en une transformation (du regard, de la rue).
- Trente souris. Le vivant, toujours le vivant âŠ.
FĂ©vrier 1962, Galerie Creuze-Messine, Paris. En guise de participation Ă lâexpo « 30 Argentins de la nouvelle gĂ©nĂ©ration », Greco propose son Ćuvre « 30 souris de la nouvelle gĂ©nĂ©ration ». Le titre est littĂ©ral, voici dans une petite cage 30 rats vivants leur vie, mangeant, copulant, jouant, dĂ©fĂ©quant⊠devant le regard peu amusĂ© des galeristes qui ordonnĂšrent Ă Greco de rĂ©cupĂ©rer son « Ćuvre » Ă peine 24 heures plus tard. Lâodeur dĂ©rangeait, dit-on. Greco dira que c’est le vivant qui dĂ©range lâart, et ajoutons que, puisque le vivant ne se vend pas, les galeries ne peuvent rien en faire, ça ne les intĂ©resse donc pas. Quelle serait lâattitude dâune galerie parisienne de Saint-Germain si elle recevait une telle Ćuvre aujourdâhui ?
Nota. Lâexposition du musĂ©e dâart moderne de Buenos Aires relĂšve un dĂ©fi de taille avec cette Ćuvre quâil fut choisit dâexposer aussi, mais sans les petits rongeurs vivants ⊠Un dispositif de jeux dâombres projette des silhouettes de souris sur le mur. Câest un choix scĂ©nographique intĂ©ressant, plus vivant quâun cartel descriptif ou une photo.
- Cristo 63.
« Le vrai Judas ce fut le public, qui nâa pas voulu monter sur la scĂšne »
Teatro Laboratorio, Rome, 1963. « Cristo â63, hommage Ă James Joyce » se place Ă mi-chemin entre la performance et lâĆuvre de théùtre, mais tend plus Ă lâimprovisation quâĂ la scĂ©narisation complĂšte. Son auteur est Carmelo Bene, ami de Greco. Le premier porte la paternitĂ© de la production tandis que le second se charge de la direction artistique.


Chaque acteur interprĂšte un apĂŽtre tandis que Carmelo Bene joue le christ. Ils furent sommĂ©s de venir sur les lieux, dĂ©guisĂ©s comme ils le souhaitaient du moment que ça entrait dans le thĂšme « chemin de croix et crucifixion ». Le script ne fut pas tout Ă fait suivi Ă la lettre et on dit que des insultes (et des morceaux de nourriture) commencĂšrent Ă fuser entre les participants et le public, les participants eux-mĂȘmes et le public lui-mĂȘme. Hernani rejouĂ© Ă lâitalienne. Au milieu de la confusion, Greco accompagna Carmelo-JĂ©sus prĂȘt Ă monter sur la croix de lui-mĂȘme puisque personne ne venait lâexĂ©cuter : Greco est nu et termine avec un clou dans le pied, de son fait.
La police intervint Ă©videmment pour arrĂȘter le spectacle. Greco dira plus tard : « le scandale fut tel que jâai dĂ» quitter lâItalie sous 48 heures. Juste aprĂšs la reprĂ©sentation, ils me firent enfiler une camisole et mâinternĂšrent dans un hĂŽpital tenu par des bonnes sĆurs qui me dĂ©testĂšrent. Jâai rĂ©ussi Ă mâĂ©chapper en passant par une fenĂȘtre, aidĂ© par le directeur de la compagnie. » Sur la reprĂ©sentation en elle-mĂȘme, il dit surtout « Le vrai Judas ce fut le public, qui nâa pas voulu monter sur la scĂšne. »
LâĆuvre tient de ce que lâon nomme alors un happening, connu en Allemagne comme Aktion avec le groupe Fluxus pour porte-Ă©tendard, et que lâon qualifie plus gĂ©nĂ©ralement aujourdâhui de « performance » ; avec cette diffĂ©rence que les improvisations actuelles sont plus rĂ©glĂ©es, moins provocantes en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, et souvent plus esthĂ©tisĂ©es. Les happening dâalors, comme Cristo 63â ou les Aktion de Fluxus sont plus fortement corrĂ©lĂ©s Ă lâabsurde, au grotesque et Ă lâinteraction avec la stupeur du public.
Quant Ă Alberto Greco il appelait ceci des « spectacles Vivo-Dito » et dans son Grand Rouleau Manifeste, il plaide pour la participation du public Ă lâĆuvre. Car si le public ne participe pas alors rien ne se produit, rien nâest transmis, rien nâest rĂ©ellement susceptible de faire changer quoi que ce soit. Greco est un enchanteur qui appelle le monde Ă le suivre dans la transgression. Câest dâailleurs pour cela que Greco aurait prĂ©fĂ©rĂ© faire Cristo 63â en place publique « avec toute lâaventure du rĂ©el ».
6. Tombola. Central Station, New York, 1965. Greco rĂ©unit des Ćuvres dâartistes comme Christo, Alan Kaprow ou Man Ray et les place dans des casiers de la gare Centrale de N.Y., fermĂ©s par des cadenas dont il vendit les clefs via une grande tombola. Il y eut de vĂ©ritables gagnants. L’art n’a pas Ă ĂȘtre sacrĂ©.
En parallĂšle de ces coups forts, Greco ne dĂ©laisse pas la peinture et, Ă l’image de ses collages, c’est le chaos et la friction des matiĂšres, des couleurs qui sont les protagonistes principaux.


- Besos Brujos
ĂtĂ© 1965. Greco Ă©crit et illustre un journal pas-si-intime durant sa romance mouvementĂ©e Ă Ibiza. LâArgentine, son pays dâorigine, est prĂ©sente par le nombre important de tango parmi les textes que le carnet juxtapose Ă des dessins, des collages, des extraits de courriers des lecteurs, des recettes de cuisine et des poĂšmes. Les 147 feuillets, qui constituent un genre en eux-mĂȘmes furent achetĂ©s par le MoMA de New York, en 2018. Besos Brujos pourrait ĂȘtre rapprochĂ© des peintures sĂ©rielles que les Situationnistes français pratiquent alors.

Si lâon sâattache davantage Ă la forme, Besos Brujos permet de relier un autre trait spĂ©cifique Ă lâart de Greco : lâimportance de lâĂ©criture dans sa production.
Une fois encore Greco brouille les limites entre ce qui est intime et ce qui est public, et rapproche lâart du personnel le plus secret. Il donne une dimension Ă©motive aux mouvements occidentaux qui tendent Ă faire fusionner lâart et la vie. Beuys fait se confondre le mythe et la rĂ©alitĂ©, le symbole et lâessentiel ; Fluxus amĂšne la quotidiennetĂ© et la banalitĂ© dans le nid de lâextraordinaire que crĂ©er lâart ; les GuĂ©rillas Girls qui unissent le politique au quotidien dans un mouvement de sublimation rĂ©flĂ©chi et esthĂ©tique fait art⊠Lâart câest la vie, dit-on alors, et Greco produit et expose son intĂ©rioritĂ© Ă son public, sa vie Ă©motionnelle, sentimentale. Son hygiĂšne psychologique est ainsi « tournĂ©e en art ».


Il y a bien des Ćuvres peintes, sans mot ni mĂȘme une lettre (ni mĂȘme de titre) et bien quâelles soient belles, elles restent secondaires. Car c’est le mot qui obsĂšde Greco que lâexposition rĂ©trospective Ă Buenos Aires avait reprĂ©sentĂ© par le panneau publicitaire « que grande sos ! » (que tu es grand! »), une des premiĂšres Ćuvres de lâartiste qui fit recouvrir des murs publicitaires de cette mĂȘme affiche 50 ans plus tĂŽt. Et quand il rĂ©alise des collages, il y a quasiment toujours des lettres dĂ©coupĂ©es.
Dâailleurs Besos Brujos vient aprĂšs le Grand Rouleau Manifeste de lâart Vivo-Dito qui porte en lui sa biographie (sĂ©lective) et son entendement des arts et de leurs raisons. Greco ne manque pas une opportunitĂ© de sâexprimer par les mots, seulement il ne les ordonne pas en une histoire (pour en faire un livre ou un script) ni mĂȘme en un livre lisse et beau ; il semble avoir prĂ©fĂ©rĂ© le support sale, le support qui transpire le vivant, le support tĂąchĂ© de cafĂ©, de sang, de suie, qui accompagne la vie âŠ

- FIN : lâĂ©criture, son alliĂ©e jusquâĂ la fin. Le suicide comme performance ultime et ultime performance.
Au moment de la rĂ©daction de lâarticle, je me demandais si je devais faire fusionner «besos brujos » et « fin », ou non. Les deux sont liĂ©s par une chronologie trĂšs rapprochĂ©e, et un lien de causalitĂ© entre la rupture amoureuse et le suicide peut ĂȘtre Ă©tabli. Mais lâĂ©tablir rĂ©duirait justement la portĂ©e plus complĂšte, plus tragique et plus follement artistique de cette « fin » par le suicide » qui nâest pas exclusivement liĂ©e au coeur en piĂšce de Greco.
La raison (En plus de crĂ©er une hyperĆuvre?) serait la suivante : deux mois aprĂšs un voyage idyllique Ă Ibiza, Greco fouille dans le journal de son amant. Il semble y avoir trouvĂ© des choses dĂ©plaisantes au point de vouloir se zigouiller.
Mais en rĂ©alitĂ©, dĂ©jà « bien des annĂ©es auparavant, Greco avait affirmĂ© que son Ćuvre suprĂȘme serait son suicide » (Rabossi, 2007). Ce dĂ©samour ne serait donc quâune Ă©tincelle embrasant un esprit dĂ©jĂ Ă©chauffĂ©, dĂ©jĂ Ă©reintĂ©, dĂ©jĂ excommuniĂ© (et interdit de sĂ©jour) par d’autres affres que les seules peines de coeur.
Barcelone, 1965. Claudio Badal trouve Greco, les bras en croix, vĂȘtue dâune culotte rouge taille haute â type slip antique â et avec Ă©crit, sur chaque main, le mot « fin ». Ă cĂŽtĂ© du lit figure, une note disant « ceci est ma meilleure Ćuvre ».


« Je crois en la peinture, en lâautre peinture, en la peinture vitale, en la peinture-cri, dans la peinture comme une grande aventure de laquelle on peut sortir les pieds devant ou blessĂ©, mais jamais intacte », avait-il dit quelques annĂ©es auparavant. CohĂ©rent.


Le mot de la fin. La carriĂšre artistique dâAlberto Greco ne dura que 5 ans puisque lâensemble de ces crĂ©ations, peintures exclues, sont circonscrites entre 1960 et 1965 ! Câest assez pour que lâArgentine lui rende hommage, que le MoMA se procure ses rouleaux pour quelques 400.000 dollars et que le musĂ©e madrilĂšne de la Reina Sofia envisage de recevoir sa retrospective trĂšs bientĂŽt. Aussi des figures de premier rang tel que l’Ă©crivain, penseur et cinĂ©aste Pasolini, le citĂšrent Ă plusieurs reprise. Dâautres artistes, plus prolifiques, ne connurent pas une telle fortune critique (cf. ces peintres oubliĂ©(e)s). Il reste d’ailleurs beaucoup Ă dire sur Greco, nous n’avons par exemple pas evoquĂ© son goĂ»t presque obsessionnel pour sa marque. Vous ĂȘtes-vous aperçu de la rĂ©currence de l’apparition de son nom « GRECO », qu’Alberto rajoute un peu partout Ă la maniĂšre des premiers graffeurs qui dĂ©coraient les murs de leur signature, de leur nom, de leur identitĂ©… ?

Sources
- (ES) LĂłpez Anaya, Catalogue de la muestra ALBERTO GRECO, un extravĂo de tres DĂ©cadas. C. C. Buenos Aires.1996.
- (ES) AAVV, Alberto Greco; IVAM Centre Julio GonzĂĄlez; FundaciĂłn Mapfre.Valencia 1991.
- Katzenstein InĂ©s, « Escritos de Vanguardia. Arte argentino de los años 60 ». Buenos Aires: FundaciĂłn Espigas, 2007.
- http://www.albertogreco.com
- https://es.artealdia.com/Noticias/BUENOS-AIRES-EL-MUSEO-MODERNO-PRESENTA-ALBERTO-GRECO-!QUE-GRANDE-SOS
