Façon de voir : Les ailes du désir (1987)  

Le pitch : un ange quitte l’éternité pour une trapéziste. 

Deux anges Damiel et Cassiel naviguent dans le temps et l’espace à leur guise et observent les humains dont ils sont capables d’entendre les pensées. Le monde des Hommes nous apparaît comme un grand concert polyphonique de monologues intérieurs. La caméra passe d’un figurant à l’autre dans des décors réalistes et communs, reflétant la banalité du quotidien de l’Ouest berlinois à la fin des années 1980. 

Les deux anges baignent dans un éther où tout n’est que constance, esprit et incorporalité. Ils n’expérimentent pas les limites du temps et de l’espace, mais il leur est impossible d’entrer en contact avec les humains. Ils semblent avoir pour but d’accompagner les Hommes dans leur souffrance avec la l’unique capacité d’insuffler un peu d’optimisme dans leurs pérégrinations afin d’alléger cette souffrance. Ils consignent et n’agissent que de façon limitée. Un jeune homme se suicide tandis que Cassiel tente de lui communiquer un peu d’optimisme. 

Les anges se penchant sur l’épaule des humains
L’ange Cassiel n’a pas pu empêcher le jeune homme de se suicider

Et l’ange Damiel sature d’éternité. Il veut un corps, un désir, un temps. Son personnage le formule clairement. Rien n’est laissé à la supposition. Il dit qu’il souhaite penser « maintenant » et non pas « depuis toujours ». « Il veut apprécier la chaleur humaine, la beauté des sentiments, les sensations du monde tangible, goûter à la fragilité qui donne à l’humain son authenticité. »

Voici quelques pistes de lecture du film pour prendre plaisir à le regarder sans y voir une masse informe et abstraite qui ne serait dédiée qu’aux spectateurs connaisseurs.

L’image et les dialogues sont didactiques

En effet, il serait dommage d’y voir un cinéma abscons car il n’en est rien. Tout est dit par l’image et le dialogue, mais avec subtilité. 

Il suffit donc de regarder le film avec attention, de lire chaque plan comme une image à part entière, de lire les phrases qui apparaissent sur les graffitis, les affiches berlinoises ou les panneaux des rues et alors le message subliminal devient flagrant. 

La composition des images est également fortement évocatrice. L’image du plan que vous êtes en train de voir est-elle épurée, rigoureuse et équilibrée, ordonnée en lignes parallèles ; ou fouillis, floue, sombre, saturée, chaotique ? 

En jaune, la fuite. | En bleu, l’axe stable et vertical vers le ciel.

Vers où se dirige la tête de l’ange Damiel, la fuite ou le ciel ? A contrario, comment est représenté le deuxième ange, Cassiel ? Comment est-il positionné ?

*

Le didactisme permet également de mettre en valeur l’opposition des mondes ; tous les mondes, tout au long du film.

• Opposition des deux anges entre eux et de leur aspiration différente.

• Noir & Blanc VS. Couleur : Quand Damiel est pénétré d’humanité, l’image passe à la couleur (et quelle couleur ! Quelle photographie !). L’industrie cinématographique actuelle oublie trop souvent de recourir à ces jeux.

• La séparation entre Berlin-Ouest et Berlin-Est et la frontière entre ces deux mondes que représente le Mur est aussi largement exploitée. 

Notons d’ailleurs que la ville divisée et meurtrie de Berlin, en 1987, est une protagoniste à part entière. Elle compose d’ailleurs le titre originel Der Himmel über Berlin.

S’il y a réflexion sur le cinéma et sa capacité à figurer le réel tangible et l’idéal immatériel, le rock et la vie berlinoise sont aussi des motifs que le film permet de montrer et qui le dotent d’un aspect trashy bienvenu, le sortant de sa jolie petite histoire.

tournage d’un concert de Nick Cave & The Black Seeds pour l’occasion du film. Le chanteur y interprète  From her to Eternity. (À partir d’elle jusqu’à l’Éternité)

• Opposition visuelle de l’ordre et du chaos 

Le chef-lieu des anges est représenté par la bibliothèque où le silence, l’intériorité et le calme sont rois. Tandis que les humains sont montrés dans un large panorama de lieux divers ; les plans séquences et les mouvements de caméra sont légion qui transmettent leurs mouvements ininterrompus. Les concerts punk rock de l’Under berlinois et le cirque sont des endroits phares de la trame et il est difficile de trouver des endroits moins agités, moins bruyants et où l’interaction avec les autres est plus débordante.  

Les anges sont séparés du monde et de ses souffrance par une bulle exclusive symbolisée par la voiture. Dehors, le chaos. Entre les deux monde, les fenêtres de la voiture.

• Le poids et la pesanteur s’opposant à la légèreté et à la hauteur. 

< L’humain vu d’en haut | l’Ange perché sur son promontoire
Marion, la trapeziste française qui s’envole vers l’ange.

« Je voudrais ne pas être qu’un esprit et sentir le poids de mon corps » dit Damiel au début du film.

Il exprime aussi l’envie de laisser une trace, compter pour quelqu’un, marquer le temps et l’espace plutôt que de les naviguer sans bruit ni empreintes. C’est chose faite lorsque son passage à l’état d’humain est visuellement matérialisé par ses traces de pas. 

À la fin du film, Damiel tient fermement la corde qui sert à la trapéziste Marion pour virevolter. Il est le contrepoids qu’elle cherchait pour s’enraciner quelque part, tandis qu’il possède enfin l’importance, le corps, la force et la capacité de peser, « de compter » pour quelqu’un. 

• Jusqu’à la rencontre des mondes, signifiée par la superposition. Opposés, les mondes sont toutefois unis. À l’image des deux protagonistes. Son activité à elle est dangereux. Elle vole et peut tomber. Tandis que lui n’a jamais peur car il ne peut pas tomber.

Ces deux images présentent des enfants glissant un aimant dans les égouts pour attirer des trésors ou récupérer de la petite monnaie. Le haut et le bas réunis par l’aimant. Le haut qui attire le bas…

Mais surtout, la scène ci-dessous se déroule au cours d’un rêve dans lequel Damiel apparaît à la trapéziste et montre par la simple superposition de l’image, la rencontre des deux mondes. Le choix du rêve comme premier lieu de rencontre n’est pas original, mais particulièrement parlant puisque le monde du songe représente parfaitement cette eau trouble, cet entredeux états conscient/inconscient, réel/irréel, divin/humain, corporel/spirituel… 

Superposition des images… et des corps. Lui sur elle.

Il est possible de voir ici un clin d’œil à la fameuse œuvre d’art appelée Le Rêve en français (der Traumt en allemand, mais aussi traduite Le Cauchemar d’après le nom anglais The Nightmare) du peintre suisse Henri Füssli. En effet, un incube, créature capable d’insuffler des idées, de la vie, des songes ou « un rêve » selon les interprétations, est posé sur la poitrine d’une jeune femme blonde abandonnée au sommeil. 

Toutes ces oppositions sont l’expression d’un même sujet. Elles s’unissent donc dans le sujet qu’elles exemplifient chacune à leur manière. Dit autrement, s’il y a opposition, il y a bien rapport. -1 et 1 s’opposent à partir d’un point 0. 

Et ce point médian est ce qui réunit l’humanité et les anges, le cinéma et la réalité, le haut et le bas. Tout comme la mer occupe un espace médian entre le ciel et la terre lorsqu’on regarde au loin depuis une côte. D’ailleurs l’ange Damiel se représente l’humanité comme un fleuve (il le formule clairement par le dialogue). Pour l’ange, l’humanité est un courant dans lequel il faut se glisser, mais aussi le centre de l’univers et non comme une rive opposée qu’il faudrait rejoindre sans risquer de se faire emporter par le courant, bien au contraire.  

> La trapèziste rejoint l’ange virevoltant loin du sol humain et opère finalement une fusion avec l’ange Damiel qui à rejoint le fleuve.

Mais alors, comment parvenir à cette humanité ? 

L’innocence de l’enfant fascine Damiel qui est garant de l’omniscience et de l’atemporel dans lesquels évoluent les anges. Les Hommes valorisent l’expérience des adultes et adorent le divin, tandis que celui qui en vient (l’ange) désire apprendre de l’enfant pour s’extraire de ses peines (d’éternité passive) et pouvoir enfin s’étonner, aimer, ressentir, interagir spontanément. La connaissance empirique de l’adulte, ou celle omnisciente de l’ange, sont en réalité de ternes versions de l’appréhension du monde par les enfants. 

• L’enfant est le témoin privilégié de la contingence. • L’adulte est le contrarié du quotidien. • L’enfant s’émerveille de ce que l’adulte ne voit plus. • À l’image, les enfants sont capables de voir les anges parmi les Hommes, tandis que les adultes, non.  • Enfin, l’enfant questionne tandis que l’adulte ne le fait plus, fort d’un savoir subjectif et limité, mais qu’il estime suffisant.

L’opposition enfant/adulte est parallèle à celle humain/divin. Ces innocents enfants sont aussi les humains cantonnés à leur temporalité et à leur subjectivité, face au divin qui sait tout. C’est ainsi au contact des enfants que Damiel apprend à être humain. Les anges tournent en rond dans l’éternité, tandis que les humains sont forts d’une finalité qui donne un sens à leur existence. (Remarquons d’ailleurs les mots « finalité », « sens », « but » qui s’appliquent aussi bien au chemin de randonnée, qu’à celui de la vie.)  La vie humaine prend une direction, tandis que celle de l’ange est vaine. 

L’ange Damiel fait humain écrit finalement : « Je sais enfin ce qu’aucun ange ne sait » offrant pour conclusion que l’éternité et l’omniscience n’ont pas la réponse à tout et ne valent peut-être pas la vie humaine. 

Et — attention spoiler — le film nous apprend qu’il n’est pas le premier ange à avoir abandonné son observatoire, tenté par un désir d’humanité. 

Réflexion sur le temps 

Loin d’une interprétation personnelle d’un mécanisme cinématographique pompeux, la réflexion sur le temps est elle aussi très évidente puisqu’elle est mise en valeur par le dialogue. 

Leur éternité n’est pas la même. Pour lui, elle est réelle, tandis que pour elle, l’éternité se résume à sa vie, image déformée et humano-centrée du temps. Ils parlent pourtant de la même éternité puisqu’ils la ressentent pareillement. L’important n’est pas l’objectivité, mais la subjectivité.

Le cinéma  : observer – jouer 

Wim Wenders imbrique également l’activité qui est au centre de sa vie, au centre de la trame. Une scène entière se déroule sur un plateau de cinéma. Damiel y réfléchit sur les figurants, leur rôle d’extrahumains, ceux qui jouent à jouer. 

Mais il constate encore gravement combien les anges ne sont que des observateurs contraints à l’inaction. Tout comme le cameraman n’interviendra jamais dans la scène. 

Toutefois ne vaudrait-il pas mieux être actif, faire partie intégrante de l’action et troquer l’omniscience pour la capacité à influer. Si c’est bien ce que pense l’ange Damiel, le postulat du film stipule donc qu’on ne peut pas véritablement « agir en connaissance de cause » puisque si nous sommes acteurs, nous ne pouvons pas en même temps observer l’ensemble de la scène. 

Damiel et Cassiel ne font pas qu’observer, ils consignent des faits dans un petit carnet tandis qu’un autre personnage (acteur) aime dessiner. (spoiler : on apprend finalement que ce mystérieux personnage a aussi abandonné le promontoire des anges.) 

Autre piste à penser : les anges vivent aussi dans un monde qui, s’il n’est pas l’Enfer, correspond peut-être à un purgatoire, ou reste tout du moins perfectible et peu idéal puisqu’ils sont tout compte fait des êtres piégés par le temps, condamnés à errer sans but précis. La mortalité n’est pas une condamnation, mais place un phare dans la nébuleuse de l’existence. 

Fin


Pour citer cet article : « Façon de voir Les Ailes du désir », 21/12/23 | ©MuseumTales/2023 | https://museumtales.com/2023/12/21/facon-de-voir-les-ailes-du-desir-1987/

Pour aller plus loin :

  • Elena Persechini. La redécouverte de l’humanité à travers le regard des anges dans Les ailes du désir de Wim Wenders. Art et histoire de l’art. 2018.  ◊ Disponible ici
  • Sandra Gorgievski, Face-à-face avec l’ange : du regard frontal de l’art byzantin au « regard à la caméra », Les Ailes du désir, de Wim Wenders. ◊ Disponible ici

Publié par Museum Tales

Cultivez-vous en toute détente !

2 commentaires sur « Façon de voir : Les ailes du désir (1987)   »

Laisser un commentaire