🎨 Ces peintres oubliées

Artistes espagnoles talentueuses, l’histoire de l’art officielle ne leur fait pas grand cas, et pourtant …

Delhy Tejero (Zamora, 1904 – Madrid, 1968)

Qui ?

Dès son entrée à l’Académie Royale des Beaux-Arts (1926), elle adhère au mouvement féministe de Las Sin Sombrero au sein duquel elle côtoie Maruja Mallo et Piti Bartolozzi (artiste moderne et amie), qui la décrivait ainsi : 

Delhy – belle femme – elle était un peu extravagante ; c’était celle qui attirait le plus l’attention à cause de ses vêtements qu’elle confectionnait elle-même, de ses ongles peints en noir et d’une cape noire dont elle se couvrait, ce qui, avec ses cheveux noirs, lui donnait un air mystérieux ; elle fumait avec des long portes-cigarettes et elle changea son nom Adela en Delhy, influencée par un certain exotisme de l’époque, mais aussi voulant renoncer ainsi à un passé qui l’asphyxiait.

Elle commence sa carrière professionnelle comme dessinatrice pour des revues fameuses. Elle illustre également des recueils de poèmes et des affiches… 

À partir de 1931, sa vie se ponctue de voyages en Europe afin d’y apprendre de nouvelles techniques artistiques et, notamment, la peinture murale. 

Lorsqu’éclate la Guerre d’Espagne en 1936, elle est au Maroc. Dans l’impossibilité de rejoindre Madrid, elle retourne dans son étroite et traditionnelle ville natale de Zamora. La mort, la guerre et la collaboration franquiste l’y entourent fermement. C’est pourquoi elle décide de rejoindre Paris, où elle rencontre les surréalistes Óscar Domínguez et André Breton et participe à l’exposition Le rêve dans l’art et la littérature, de l’Antiquité au Surréalisme (1939) où exposèrent conjointement Joan Miró, Remedios Varo, Paul Klee, d’Óscar Domínguez, Man Ray, Marc Chagall…

 » Qu’ils sont fous et sympathiques ces peintres d’avant-garde ! Pourquoi serais-je heureuse cette nuit ? Je me sens bien avec eux […] quelle peine, jamais je n’avais senti cette sensation d’impatience de vivre. » (Delhy à propos des surréalistes).

Mais d’une guerre à l’autre, c’est désormais Vichy qui s’installe près de chez elle et ses amis lui conseillent, au regard de sa beauté plus sémite qu’arienne, de ne pas rester dans les parages.

Prudence faisant, elle retourne en Espagne (où elle resta jusqu’à son décès, à Madrid en 1968, à 64 ans). Elle y détruisit une grande partie de ses œuvres surréalistes, en proie à une « crise de la cinquantaine », ou alors, à une « crise théosophique ». 

Ceci ne l’empêcha aucunement d’exposer à la biennale de La Havane en 1954. L’année suivante, les Beaux-Arts de Madrid se procurèrent un ensemble complet et significatif de son œuvre. 

À sa mort, quelques petites expositions fleurirent en son hommage. 

Quoi ?

Cuando Madrid es azul, 1964, huile sur toile, 49cm par 114 cm.

« Je suis rebelle de tempérament, et je ne pourrais pas m’adapter à une école déterminée. J’aime découvrir et étudier les divers processus et techniques, comparer les méthodes, mais sans jamais m’assujettir à l’une d’entre elles. J’accepte ce que j’aime et rejette ce qui ne s’adapte pas à ma manière de voir. » disait l’artiste en 1947 .

Elle inventa tout un peuple de fées, de lutins et de sorcières (“Brujas o Duendinas”), comme des petits êtres qui sèment le désordre dans des compositions jamais construites selon les canons des beaux-arts ou des règles d’harmonies.

Ces fées sont autant d’initiatives pour perturber le monde du 20e siècle traditionnel. 

En effet, c’est avant tout une illustratrice ! La ligne, le trait et l’importance du personnage volèrent la vedette à la destruction de tous repères.

Elle est également une coloriste douée qui a appris des innovations du début du siècle (fauvisme, expressionnisme …) 

Sa production oscille en réalité entre plusieurs pôles — et notamment, entre la figuration et l’abstraction — et entra successivement en dialogue avec l’art déco, le surréalisme, le symbolisme, les genres figuratifs plus traditionnels du dessin, ou encore le constructivisme…

Si elle est donc qualifiée de « figure impactante des débuts de l’at moderne espagnol », ce n’est pas tant pour avoir excellé dans l’innovation ou la perpétuation d’un mouvement d’ampleur, mais pour avoir chaque fois su donner à ce qui se faisait, une touche propre et pertinente : le nécéssaire pour doter l’Espagne d’un.e représentent.e sur la Grand-Place de la modernité.

Perlismo azul, 1958. Marmolinas, perle de verre et huile sur toile, 41cm par 63 cm.
Elle créa toutefois quelques techniques et notamment le « perlisme » qui, à son image, n’utilise pas un matériau, mais en combine deux. 

Désertique, silencieux et brumeux, ces paysages qui sont ceux de l’intériorité et non du dehors sont très beaux, pertinents et valent le coup d’œil ou la page d’article. 

Moras, 1948 (grafite sur papier) © Museo Reina Sofia

Quand j’ai obtenu mon diplôme de l’Ecole du Louvre, je n’avais aucune idée de qui elle était. C’est quelques années plus tard, au musée de la Reina Sofia (Madrid), que je la rencontrai finalement. Que deux des plus gros musées madrilènes exposent quelques unes de ces œuvres constitue la preuve qu’elle est bien présente sur les murs « qui comptent », ceux que l’on regarde pour parler d’Histoire de l’art. Mais si elle n’arrive pas jusqu’aux oreilles des étudiants parisiens c’est car il lui manque une reconnaissance internationale.

Tout comme elle n’a toujours pas été honorée par une exposition d’envergure dans un grand musée public — seulement dans des plus petits et plus brièvement — et malgré des textes intéressants à propos de sa vie et de son œuvre, il n’existe aucune réelle monographie complète ou catalogue raisonné de la peintre. Elle n’est peut-être pas la plus brillante des peintres du siècle dernier, mais il existe des catalogues raisonnés dédiés à des artistes ou thèmes que l’on pourrait aisément juger moins pertinents. 

Pas assez parisienne, pas assez madrilène, ni vichyste ni franquiste et sans appartenance à un courant pictural spécifique, elle n’est le porte-étendard de personne et voilà qu’on l’oublie. •

Son indépendance à l’égard d’à peu près tout, la distancia franchement des étiquettes susceptibles d’assurer la survie de sa mémoire. Voici donc une proposition d’étiquette : élément pivot (au féminin) de l’avant-garde espagnole.

Selon vous, une plus grande postérité serait-elle méritée ? 

Maruja Mallo (Lugo, 1902 – Madrid, 1995)

Qui ? 

Elle n’a rien à envier à ses collègues et amis surréalistes qu’elle a souvent inspirés ! Des figures comme Eluard ou Warhol l’ont profondément admirée, tandis qu’André Breton possédait une de ses œuvres et qu’il n’envisageait pas d’expositions surréalistes sans elle. 

Elle commence à faire parler d’elle quand elle devient membre active et prolifique de la Generacion del 27, groupe madrilène d’avant-gardistes équivalent à la bohème parisienne qui habitait Montparnasse, un peu plus tôt dans le siècle.

À 25 ans, la voilà donc qui débattait des nuits durant avec Dalí, Lorca et Alberti, de poésie, de littérature et de surréalisme. Elle remporte d’ailleurs des joutes de blasphème devant Buñuel et Alberti ! 

Première exposition à 26 ans : un personnage important de l’art madrilène (Ortega y Gasset) lui organise sa première exposition, elle est vivement applaudie. Les 10 huiles sur toiles exposées témoignent d’une forte identité espagnole puisqu’on retrouve des villages blancs ensoleillés et des toreros. À cette époque, qui n’est sans doute pas la plus pertinente, Mallo suit encore la nouvelle objectivité, mais aussi, et déjà, le réalisme magique qui vient alors d’être théorisé par l’historien d’art allemand Franz Roh. 

En 1932 elle obtient une bourse lui permettant de rejoindre le reste de la bande surréaliste à Paris. Elle rencontre sans tarder René Magritte, Max Ernst, Joan Miró, Jean Arp, et Giorgio de Chirico, et participa à des « salons modernes » (cycles de conversations et conférences informelles, tenues chez les membres du groupe) avec, entre autres, Paul Eluard, Gala, Aragon et André Breton.

Attention toutefois à ne pas penser qu’elle doit tout à Paris, au contraire … L’œuvre que Breton s’empressa de lui acheter, nommée Espantapájaros, aujourd’hui considérée comme l’une des grandes peintures du surréalisme, fut réalisée en 1929 ! Trois ans avant son étape parisienne, donc…

L’œuvre Espantapájaros acquise par André Breton.

Avant qu’elle ne rentre à Madrid en 1933, le gouvernement français s’empressa, lui aussi, de lui acheter un tableau qu’il destina au Musée National d’Art Moderne. C’est dire le potentiel créateur et artistique qu’inspirait Mallo, si incontestablement talentueuse et sans doute aussi douée que ses comparses masculins. 

Elle échappe à la guerre civile espagnole, car on l’appelle de justesse pour donner un cycle de conférence au Portugal, première étape d’un exil qui dura 25 années, et pendant lequel elle navigua entre New York et le Brésil, le Chili, l’Uruguay et l’Argentine. Ceci lui permit de côtoyer l’élite latine comme Victoria Ocampo et Borges, mais aussi de suive les premiers pas modernes de l’est des États-Unis. 

En 1936, elle expose à Londres et Barcelone avec les sculpteurs et peintres surréalistes. En réalité, on exposa son travail dans divers lieux de son exil (Paris, Montevideo, Buenos Aires, Sao Paolo,…) 

Elle fut la compagne de Pablo Néruda, mais également de Miguel Hernández, avec qui elle écrivit le drame « les enfants de pierre », une œuvre adulée. Notez qu’il est fréquent de lire que seul Miguel Hernández en fut l’auteur… 

Sa personnalité et sa présence inspirante marquèrent tous les milieux incubateurs de la modernité puisqu’on la retrouve dans les rangs de la Movida espagnole des années 80. 

En 1942 un livre préfacé par Ramón Gómez de la Serna reproduisent des textes de Maruja. 

En 1982, la municipalité de Madrid et le comité des Beaux-Arts lui remettent la Médaille d’Or du mérite.

Quoi ?

« Ici-bas, tout est de la faute de la baise mystique » 

«Aquí la culpa de todo la tiene la jodía mística.»

Elle est une surréaliste dans l’âme en ce sens qu’elle n’a pas perpétué le courant par recherche personnelle ou disruption des normes picturales, mais plutôt car c’était là son moyen d’expression de prédilection. 

Un surréalisme espagnol, qui tire vers le magique plus que vers l’absurde ou le paradoxe. À la façon de Frida Khalo, son oeuvre symbolise la part de mystère qui nous entoure, et la résume en une poésie picturale, bizarre et envoûtante. 

Un style parfois séparé en deux premières phases : une première coloriste et magique, dans la décennie des années 20 ; puis en une seconde, la décennie suivante, plus sombre et macabre, dans laquelle les thèmes et les couleurs se font plus obscurs et plus chaotiques. 

La Verbana : consiste en une tentative, ironique, baroque et fantastique, bien au fait des innovations picturales, de dépeindre la société madrilène de l’époque. Sur fond de baraquement de foire se côtoient musiciens, géants, bossus, marins en permission et policiers. Un chaos ordonné et joyeux qui s’oppose à la tristesse et à la noirceur des paysages qu’on lui doit par la suite. La guerre civile n’a pas encore tué (ou bannis) ses amis.

La Verbana, 1927. Museo de la Reina Sofía, Mad.

Ses peintures, habitées de spectres, de squelettes, de corps en perdition et d’âmes errantes viennent contredire les théories selon lesquelles les femmes excelleraient surtout dans les représentations de maternité… encore entendue à cette époque. 

Outre le format, la composition éparse qui créer comme un pavement figuratif étalé sur toute la toile ; l’espace est intégralement investi, que ce soit de couleurs vives et de matelots, ou de squelettes et de débris.

Antro de fósiles, 1930.

Quant à Eluard, qui qualifie son œuvre de « révélation poétique et plastique, originale », il voit en elle la précurseure de l’art informel qui régnera largement à New York quelques années plus tard.

Ensuite, Mallo revient pourtant à l’équilibre et à l’harmonie (la figuration est plus assumée, plus complète), tout en continuant de confronter la peinture au réel en y intégrant des objets tels que des coquillages, des cendres, du bois … 

Notons par ailleurs qu’elle était une très bonne dessinatrice et l’on retrouve sur chacun de ses portraits une même formule qu’elle applique systématiquement ; plus qu’un style, il s’agit presque d’un patron obsédant.

« Ses tableaux sont ce que j’ai vu peint avec le plus d’imagination, d’émotion et de sensualité » disait Federico García Lorca, auteur péruvien emblématique de la littérale du 20e siècle.  

Son art de l’habillage de l’espace semblait prédestiné à rencontrer l’art du décor : théâtres et opéras lui passèrent commande. Elle réalisa des scénographies complètes pour des opéras et créa des pièces de céramiques (toutes ses pièces furent détruites pendant la guerre civile).

Les masques, les perruques et leur portant rappellent évidemment l’univers du spectacle, déjà abordé, par la foire, dès La Verbana. Au-delà des atours du/de la comédien/ne, Maruja Mallo semble prendre plaisir à faire se confondre masque et tête « réelle », visages vivants ou expressions figées, trop de cheveux ou pas de nez du tout, ni de bouche, ni d’yeux… puis une moustache sur un pantin sans bouche. La figure humaine se fond dans le spectacle. L’humain se dissimulerait-il dans la comédie, ou bien celle-ci l’engloutit-t-elle presque tout entier ?

On lui connait ensuite toute une série d’œuvres aux couleurs vives et froides, le violet, le bleu et le rose heurtent le orange et se retrouvent sur des formes abstraites qui s’apparentent tantôt à des algues marines, tantôt à des organes génitaux, notamment des vagins et vulves. La rose ailée qui sort d’une conque en fournit un superbe exemple ; elle date de 1942. Plus tardifs (1963) sont ces Moradores del Espacio 

Notons à ce propos l’omniprésence de la figure de la femme que l’on retrouve en grande majorité dans ses portraits, mais aussi dans les multiples silhouettes au corps féminin ou androgyne, ou encore, pour les allégories qui furent toujours des déesses, jamais des dieux.

Maruja Mallo, Acróbatas macro y microcosmos.

Le mot de la fin : Maruja Mallo fut une artiste complète, qui s’essaya à tout ce qui l’attira. Invisibilisée dans les livres et les essais, les photos de groupe et les copyrights, elle accompagna pourtant tout le siècle et ses changements artistiques en gardant toujours un univers bien a elle, marqué par la figure tutélaire de la femme — on pourrait y voir une ode à une certaine vision de l’énergie féminine — , par le spectacle, par la rondeur des formes et la vivacité des couleurs, le remplissage des surfaces et, enfin, des va-et-vient entre la figuration pleine et entière et une abstraction symboliste. Une production fait toutefois exception à tout ceci qui s’attache à des sujets relativement plus macabres qui font se réduire la palette au gris et au blanc, et font danser les squelettes sur des champs de batailles désertiques. Mais ses œuvre poignantes portent des noms qui ne transmettent pas tout à fait leur terreur « épouvantail à oiseaux » ou « … à poissons » ; comme si elles étaient autant d’exutoires des horreurs vécues rendant l’art de Mallo profondément intime et personnel. • 

Les Sans Chapeau

À venir | Rendez-vous le 8 septembre.


Citer cet article

« Ces peintres oubliées », août 2022, MuseumTales, L. DESANCE.

Sources

Delhy Tejero

Maruja Mallo

Las Sin Sombrero

  • https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Delhy_Tejero
  • Vila Tejero, María Dolores, «Biografía», en VV. AA., Delhy Tejero. Representación. Exposición antológica, noviembre de 2009-septiembre de 2010, Junta de Castilla y León-Caja España, 2010.

Publié par Museum Tales

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