Accessoire vestimentaire, couteau de table, miroir, cuillère, signe de pouvoir et de richesse, objet rituel, arme, instrument politique (etc.) : l’épingle bolivienne pourrait bien remplacer le couteau suisse tant son usage fut (et demeure!) varié, fort de sens, et tant son histoire enrichie l’anthropologie sud-américaine.

Basiquement, qu’est-ce donc ? Très basiquement, c’est une épingle de métal (le plus souvent en argent), servant à maintenir le châle de l’habit quotidien de la femme sur la poitrine. Il suffit de pincer les deux pans du tissu sur la tige du topo qui repose ensuite horizontalement ou en diagonale (tête en haut) sur le vêtement aux couleurs vives. Son usage remonte (au moins) avant nos châteaux-forts puisque dès 600 ap. J.C. et 1000 ap. J.-C. de tels objets furent trouvés sur des sites de la culture Wari (Amérique du Sud). Contrairement aux châteaux-forts, les topos sont encore d’actualité.

Qu’il soit le plus simple et sobre possible ou d’une grande sophistication et finesse métallurgique, cette broche se caractérise le plus fréquemment par une tête ovale ornant une aiguille droite et sobre, longue d’environ 15 centimètres, se terminant en pointe, plus ou moins effilée. Néanmoins, d’autres formes plus extravagantes existent sans faire exception.
Comme tout accessoire vestimentaire, il devint vite une manière de se différencier et de montrer son rang social ou son appartenance à une province, une ville ou un groupe donné. Lors de la période inca (1450-1532 – oui! 132 ans seulement ! –) les femmes andines marquaient leur rang moins par le tissu que par les pièces de métal dont elles ornaient quotidiennement leur parure, et donc précisément par leur topo.
Aujourd’hui, non seulement l’objet constitue un symbole de fierté identitaire pour la femme, mais également pour la population indigène et métisse des Andes.
Christianisme ? Au cours de l’époque coloniale (1532-1825), les topos devinrent des symboles de la résistance et de la résilience des us et coutumes indigènes face au colon chrétien.

Topo en laiton,
20cm.
Avant 1903.
© Musée du quai Branly Jacques-Chirac
La broche pouvait également servir d’offrande aux défunts ou aux dieux. Attestée dans des rituels dédiés à la Pachamama elle portait en elle toutes les pratiques indigènes tournées vers les divinités païennes. Trop largement connoté indigène, païen, anti chrétien, le topo fut interdit. (Cela permettait aussi de sauvegarder l’argent pour d’autres usages hautement plus élémentaires à la société tel que … confectionner une énième série de crucifix ou un porte-bible dernier cri, par exemple.)
Afin de contourner l’interdiction, les femmes creusèrent la tête déjà ovale, lui donnant l’aspect net d’une cuillère ! Une cuillère, aussi énigmatique que le pussent concevoir les esprits des colons, ne pouvait être dédiée à un objet si fort de sens et ne donnait donc pas lieu à une interdiction.
Bien qu’amplement majoritaire en Bolivie et au Pérou, la population indigène et métisse demeure stigmatisée. Toutefois, des mouvements de fierté identitaire visant à promouvoir et sauvegarder l’héritage andin s’intensifient. Le topo des femmes de l’Altiplano s’offre comme un emblème de choix.

Féministe ? L’objet toujours fort de sa valeur de résistance, se rangea plus spécifiquement aux côtés des femmes qu’il symbolise face à l’oppression sexiste.
« Parler des topos consiste à parler de l’histoire des femmes ; elles ne peuvent être comprises séparément », pouvait-on lire sur l’un des panneaux explicatifs du musée d’ethnographie et du folklore de Sucre (MUSEF, Bolivie). L’élégante broche multifonctions fut effectivement longtemps perçue tel l’ornement féminin par excellence. Moins répandue aujourd’hui que le soutien-gorge, par exemple, elle reste, en Bolivie, plus utilisée que la culotte en dentelle ou les talons aiguilles.
Ornementation, oui, mais également pouvoir politique de la femme : au cours de la période inca, les topos firent partie des stratégies d’expansion du pouvoir de la ville de Cusco (Pérou) qu’utilisèrent les femmes haut placées. En distribuant leur broche spécifique dans un village éloigné du centre du pouvoir, ce dernier passait de « neutre » à « sous domination cusquenienne ».
« Quand les femmes sortent leurs topos, les hommes commencent à s’inquiéter »
Plus tard, au siècle dernier, les villes de La Paz et de Sucre (Bolivie) enregistrèrent plusieurs cas de « topazo » plus ou moins graves. Le fait de « blesser à coup de topo » devint ainsi un fait juridique reconnu. Il est utile de préciser que dans la grande majorité des cas inventoriés, la broche permit à sa propriétaire de se défendre contre un agresseur masculin qui aura tenté de la voler ou la violer.
Notons qu’à la même période, les épingles à chapeau et à chignon des femmes européennes connurent un usage tout à fait similaire. Ceci au point que, dans les années 1920, la taille et l’épaisseur des épingles à chapeau furent limitées à une dizaine de centimètres.
Si l’on revient sur le continent américain, impossible de ne pas noter combien l’iconographie du topo à forme de poing levé que présente le MUSEF (Sucre, Bolivie) semble s’apparenter au signe de ralliement des féministes, largement graffé dans les rues sud-américaines actuelles.

Aujourd’hui, des femmes mapuches (sud de l’Argentine et du Chili) continuent à le porter et selon sa forme sobre et simple, car « l’utiliser c’est comme sentir que la Lune t’incorpore. »
Et quoi d’autre ?
- En plus des pratiques d’offrandes, de pouvoir, de mode, ou de résistances politiques, les topos sont un bon indicateur de l’usage de l’argent par les andins. Les périodes pendant lesquelles le topo est majoritairement fait de laiton ou d’alliage plus pauvres (de tumbaga, de nickel ou de cuivre) coïncideraient avec celles d’appauvrissement de la zone ou du royaume, au profit d’un autre ou des colons, par exemple.
- Une fois encore l’usage identique de cet objet dans toute la zone nord du Chili et de l’Argentine, dans l’intégralité de la Bolivie et du Pérou, jusqu’à la moitié sud de l’Équateur, montre que ces zones correspondent à une seule et même aire culturelle large, toujours unie dans la prolongation d’une seule et même culture métisse, en dépit des frontières. [Cf. l’article : « Ces bonshommes capricieux : les ékékos »].

Sources :
- Esteras Martín, Cristina, Platería del Perú virreinal, 1535–1825. Madrid et Lima: Gruppo BBV, 1997.
- Fernandez Murillo Maria Soledad, Prendedores, topos y mujeres, MUSEF / Fundación Cultural del Banco Centra lee Bolivia, 2015.
- Gruzinski, Serge, La colonización de lo imaginario Sociedades indígenas y occidentalización en el México español Siglos XVI-XVIII., Fondo de Cultura Económica, 1991.
- Guamán Poma De Ayala, Felipe, Nueva corónica y buen gobierno. Tomos I y II.., Biblioteca Ayacucho, 1980 [1615].
- Guardia, Sara Beatriz, Mujeres peruanas al otro lado de la historia., Biblioteca Nacional del Perú, 2013.
- King, Heid, Peruvian Featherworks: Art of the Precolumbian Era., The Metropolitan Museum of Art, 2012.
- Phipps, Elena, Johanna Hecht, et Cristina Esteras Martín, The Colonial Andes: Tapestries and Silverwork, 1530–1830. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2004.
- Vetter Parodi Luisa, « La evolución del Tupu en forma y manufactura desde los Incas hasta el siglo XIX », in Metalurgia en la América Antigua, Institut français d’étude andines, 2007.
- Vicuña Guengerich Sara, « Virtuosas o corruptas: Las mujeres indígenas en las obras de Guamán Poma de Ayala y el Inca Garcilaso de la Vega », in Hispania, Vol. 96, No. 4, 2013.
- https://www.metmuseum.org/art/collection/search/309228
- http://www.quaibranly.fr/