Image prĂ©sentant nombreux Ă©lĂ©ments clefs du fileteado : volutes, le chanteur de Tango national Garde… © Turismo.buenos aires.gob.
Lâart du fileteado, nĂ© et conscrit Ă Buenos Aires, rejoignait en 2016 la calligraphie chinoise, le cercle de capoeira brĂ©silien, ou encore le cafĂ© Ă la Turque sur la liste du patrimoine immatĂ©riel de lâhumanitĂ© sauvegardĂ© par lâUNESCO⊠mais quâest-ce donc que le fileteado ?
Le mot provient du verbe espagnol filetear, nĂ©ologisme créé Ă partir de « adornar con filetes », soit « orner de volutes ». Le fileteado pourrait donc ĂȘtre sauvagement traduit par « voluter ».
Cet art décoratif et populaire né au siÚcle dernier est endémique à la capitale argentine et est exclusivement pratiqué en son sein.
Aussi le « filetĂ© » sâest-il dĂ©veloppĂ© en marge complĂšte dâune quelconque Ă©cole artistique, courant esthĂ©tique ou conformitĂ© acadĂ©mique, et loin de cercles Ă©litistes.

SON HISTOIRE
Du fait de son origine populaire, loin des experts des arts, il est difficile dâhistoriser parfaitement la pratique. On sâaccorde toutefois Ă faire naĂźtre le fileteado au dĂ©but du 20e siĂšcle, Ă Buenos Aires, par le biais de la (trĂšs) grande diaspora italienne.
On sait également, que les premiers supports des volutes porteñas (gentilé, au féminin, des habitants de Buenos Aires), virent le jour sur la carrosserie de voiture, puis furent popularisées et pérennisées via leur peinture sur les bus et camions circulant dans la ville.
Cecilio Pascarella, Vicente Brunetti et Salvador Venturo sont les premiers noms que lâhistoire retient. Leur art sur voiture fut ensuite perpĂ©trĂ© par leurs enfants.
Selon Alfredo Brunetti, câest son pĂšre, don Vicente, qui initia le tout en appliquant une couleur intense Ă la place du gris municipal qui caractĂ©risait les vĂ©hicules porteños. Miguel Venturo, fils de Salvador, fut quant Ă lui celui qui incorpora la majoritĂ© des motifs qui formeraient par la suite le rĂ©pertoire spĂ©cifique du fileteado.

Enrique Brunetti a quant Ă lui une version lĂ©gĂšrement autre : sa lĂ©gende veut que les deux premiers Fileteadores connus, Cecilio Pascarella (alors 13 ans), et Vicente Brunetti (10 ans Ă lâĂ©poque), aient commencĂ© dans lâatelier dâun carrossier sur lâavenue Paseo ColĂłn Ă Buenos Aires. Les deux jeunes garçons dâorigine italienne aidant aux tĂąches ingrates du garage se virent un jour confier la peinture dâune auto. Rien dâautre que le gris rĂ©glementaire des vĂ©hicules circulant dans Buenos Aires ne leur Ă©tait demandĂ©. Mais, pris de fantaisie, voilĂ les deux garçons se mettant Ă peindre de trĂšs fines volutes colorĂ©es au-dessus des roues. LâidĂ©e plut au propriĂ©taire, le premier dâune longue liste dâautres qui vinrent ensuite se faire peindre la carrosserie selon la nouvelle mode.
Lâinnovation suivant les tentatives colorĂ©es, fut dâĂ©crire dans un cartel ornĂ©, le nom du propriĂ©taire du vĂ©hicule, son adresse et le type de marchandises quâil transportait.

Ces lettres auraient initialement Ă©tĂ© peintes par des lettristes dâorigine française qui sâoccupaient par ailleurs des commerces porteños. Ă force, les deux jeunes garçons de lâavenue Paseo ColĂłn apprirent auprĂšs des lettristes comment se charger eux-mĂȘmes des cartels sur les bus et camionnettes.
Les rues du Buenos Aires de lâentre-deux-guerres Ă©taient le terrain Ă une compĂ©tition nouvelle entre les conducteurs qui essayaient de se montrer au volant de « lâĆuvre mobile filetĂ©e » la plus impressionnante et sophistiquĂ©e.
Il Ă©tait donc relativement commun de voir ces rinceaux et volutes naviguer dans la capitale⊠jusquâen 1975 lorsquâune ordonnance interdit leur reproduction sur les transports urbains. Le motif ? Cela pouvait distraire les conducteurs, dâautant que nous verrons que chaque vĂ©hicule se parait, en plus, dâune ou deux phrases « totems », ou devises personnelles. Leur lecture pouvait entraĂźner des accidents, selon la classe Ă©litiste de Buenos Aires Ă lâorigine de lâinterdiction.

Mais voilĂ , le fileteado avait dĂ©jĂ bien investi le paysage de la capitale, alors pour continuer d’exister, les volutes se dĂ©placĂšrent sur les vitrines, en-tĂȘtes des petits commerces, cartels de rue…
31 annĂ©es dâinterdictions ajoutĂ©es Ă lâun des premiers revers Ă©conomiques que connut lâArgentine alors en plein essor, tuĂšrent dans lâoeuf les nouveaux ateliers visant Ă apprendre aux plus jeunes lâart du fileteado et Ă rĂ©pandre la pratique hors des murs de la ville.

STYLE ET ICONOGRAPHIE
Il naĂźt donc dans les fabriques de voitures, carrossiers et garages de Buenos Aires par lâaction des immigrants italiens qui lancĂšrent la tendance dĂ©corative avec de simples lignes souples. Le fileteado fut ensuite largement dĂ©veloppĂ© et son catalogue de motifs enrichi par la fantaisie de dessinateurs Italiano-Argentins intĂ©ressĂ©s par cet art endĂ©mique, porteur de leur hĂ©ritage double.
Dans le livre « El Filete Porteño » rĂ©digĂ© par Alfredo Genovese maĂźtre fileteador, lâanthropologue Norberto Cirio Ă©tablit une liste des formes caractĂ©ristiques du fileteado retenues par lâUNESCO. On y trouve :
- Un haut degré de stylisation.
- La prépondérance de couleurs vives.
- Lâimpression de profondeur nĂ©e dâun jeu dâombre et de clair/obscur.
- Lâusage dâune typographie « gothique » pour les lettres, ou de caractĂšres trĂšs ornementĂ©s.
- Une symétrie obsessive.
- Lâenfermement de chaque composition dans un cadre lui-mĂȘme dĂ©corĂ© et ornĂ©.
- La surcharge de lâespace Ă couvrir.
- La conceptualisation symbolique dâobjets reprĂ©sentatifs de la culture et des croyances traditionnelles argentines (le fer Ă cheval en guise de souhait de bonne chance, les dragons comme symbole de forceâŠ)

Effets de lumiĂšre et dâombre, volumes et impression de 3-dimensions, fleurs Ă quatre pĂ©tales, rinceaux et feuilles dâacanthe et animaux (petits oiseaux, chiensâŠ) vinrent sâadjoindre aux spirales lĂ©gĂšres des premiers temps.
Le fileteado Ă©tait devenu un art du dĂ©cor trompant lâĆil pour lui faire voir des vĂ©hicules imposants, bruyant et peu gracieux, ornĂ©s de moulures antiques Ă la maniĂšre dâune jolie piĂšce de manoir.



On effleure ainsi les styles nĂ©o-classiques avec une touche grotesque, presque gitane, en copiant les formes europĂ©ennes des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, alors visibles dans lâarchitecture de Buenos Aires.
Un autre type dâĂ©lĂ©ments sâintĂ©gra au coeur des compositions : le drapeau argentin, quâil soit sous forme de ruban ou tel quel, il a souvent une place centrale ! Il est souvent accompagnĂ© dâautres objets ou personnages phares de la culture argentine car le fileteado ne va pas sans la monstration de la fiertĂ© dâĂȘtre Argentin. Le pays Ă©tant en grande partie composĂ© dâItaliens ou de descendants dâItaliens, il est presque erronĂ© de parler de « double culture » (italienne et argentine), tant lâArgentine est indĂ©pendante de lâItalienne. Bref, Buongiorno Buenos Aires, banniĂšre bleue et blanche, tango et Gardel (cĂ©lĂšbre chanteur de tango), Buongiorno fileteado porteño !

Ă la symĂ©trie des ornements, la fausse impression de volume, la conceptualisation symbolique, la surcharge de lâespace, les couleurs vives, figures de la culture populaire (Carlos Gardel et la Virgen de LujĂĄn), un autre Ă©lĂ©ment vient couronner le tout : lâajout Ă©voquĂ© plus haut de phrases courtes et Ă©loquentes prenant la forme de devises humoristiques, de pensĂ©es philosophiques ou de sentiments romantiques⊠tout droit tirĂ©es de la poĂ©sie du conducteur ! Ăcrites en espagnol, le code veut quâelles soient rĂ©digĂ©es selon la typographie cursive gothique, cette esthĂ©tique ne sâĂ©loignant pas trop de la duretĂ© du monde camionneur.
Ă propos de ces maximes, lâĂ©crivain Jorge Luis Borges disait quâelles sont « la sagesse en bref », le fileteado manifestant ainsi les valeurs socioculturelles du Monsieur-tout-le-monde du XXe siĂšcle de Buenos Aires.
On pouvait par exemple lire : « Il faut sâendurcir, mais perdre la tendresse, jamais » (« Hay que endurecerse, pero perder la ternura jamĂĄs »), ou encore « Quâon ne me parle pas de Milonga ou de Tango, câest bien avec ça que je gagne des pĂ©pettes » (« QuĂ© milonga ni que tango, con esto me ganĂł el mango » qui en rĂ©alitĂ© ne peut ĂȘtre convenablement traduit tant ses rĂ©fĂ©rences sont idiomatiques et imprĂ©gnĂ©es de culture « argentino-italienne »).

Mais pas de politiques dans les phrases filetĂ©es ! De lâhumour, parfois un peu gras, de lâorgueil, du patriotisme, de la romance, de la poĂ©sie, du tango, ou de la philosophie, mais jamais de politique !
Attention tout de mĂȘme ! il y a une mĂ©thodologie Ă respecter qui Ă©tablit quel endroit du vĂ©hicule doit recevoir quel type dâinscription : le ruban aux couleurs de lâArgentine se place devant, sur le capot, les informations relatives au propriĂ©taire de lâauto et Ă son commerce vont sur les portes latĂ©rales, et la reprĂ©sentation de la Vierge de Lujan se place Ă©galement devant, en guise dâicĂŽne protectrice. Une phrase peut Ă©galement accompagner la madone sur la partie situĂ©e au-dessus du pare-brise, tandis quâune autre, plus longue ou plus poignante, se doit dâĂȘtre placĂ©e Ă lâarriĂšre du vĂ©hicule.
Ă lâintĂ©rieur des bus pouvait Ă©galement ĂȘtre filetĂ© lâarriĂšre du siĂšge du conducteur. Toutefois, les chauffeurs de camionnette, ne souhaitant pas que leur vĂ©hicule soit pris pour un camion de fruits & lĂ©gumes, les dessins de fleurs Ă©taient Ă©vitĂ©s et remplacĂ©s par dâautres motifs tels que des dragons plus dĂ©licats quâeffrayants, Ă la queue toute enspiralĂ©e de volutes.

PATRIMOINE IMMATĂRIEL DE L’HUMANITĂ
Dâabord mal aimĂ© car perçu de mauvais goĂ»t et synonyme des couches populaires non sophistiquĂ©es, le fileteado ne vit un regain dâintĂ©rĂȘt que tout rĂ©cemment lorsque la capitale fit Ă©tat de son identitĂ© culturelle Ă lâoccasion du passage au 21e siĂšcle. PrĂšs de cent ans aprĂšs sa crĂ©ation, le fileteado fut finalement reconnu, beau ou non, comme faisant bien partie du patrimoine de la ville. Nouvellement assumĂ©, il fut consacrĂ© en 2016 lorsquâil rejoint la culture immatĂ©rielle des Hommes.
Cet art est dĂ©sormais synonyme dâune Ă©poque, dâune ville, de ses hĂ©ritages italiens, ainsi que dâune pratique artistique qui nâeut besoin ni des musĂ©es ni dâexperts, pour ĂȘtre codifiĂ©e et pĂ©rennisĂ©e par la tradition.


Depuis, lâArgentine cĂ©lĂšbre le fileteado porteño de diverses maniĂšres. Lui fut par exemple accordĂ© un jour national : le 14 septembre, en hommage Ă la premiĂšre exposition « retrospective » lui Ă©tant dĂ©diĂ©e. Elle eut lieu Ă la galerie Wildenstein, en 1970, Ă Buenos Aires naturellement.
Aussi avec sa sauvegarde assurĂ©e par lâUNESCO, un travail de valorisation se mit-il progressivement en place Ă Buenos Aires afin de rĂ©pandre la connaissance sur cette pratique, la dĂ©poussiĂ©rer, la montrer mieux et plus, et ceci tant aux touristes quâaux porteños eux-mĂȘmes.
Dans ce sens, le site officiel de la municipalitĂ© lui dĂ©die une page, des tours commentĂ©s et des ateliers sont organisĂ©s par la Ville en collaboration avec les quelques MaĂźtres Fileteadores vivants, notamment Gustavo Ferrari et Alfredo Genovese qui, comme les anciens, sont eux aussi dâorigine italienne.
Les quartiers Bodeo, San Telmo et La Boca hébergent, quant à eux, un parcours commenté : « la ruta del fileteado porteño», organisé par la municipalité.
NEUF, MAIS PAS (QUE) KITCH.
Lâusage du fileteado persiste Ă©galement par le biais de lâart du tatouage ! Si les historiens des arts europĂ©ens nâont pas nĂ©cessairement entendu parler du fileteado porteño, les tatoueurs et passionnĂ©s de tatouage du monde entier, eux si ! et depuis dĂ©jĂ une bonne dizaine dâannĂ©es !
« Ăa câest sĂ»r que ça te rapproche carrĂ©ment de lâargentinitĂ© ! » (« ÂĄEso sĂ te acerca a la argentinidad al palo ! »), Claudio Momenti, fileteador et tatoueur argentin (dâorigine italienne, aussi), sâexprimant Ă propos des gens qui viennent le voir spĂ©cifiquement pour se faire tatouer Ă la mode du filetĂ©.
Gustavo Ferrari, porteño approchant de la quarantaine, tient des ateliers dans la capitale, mais en organise aussi lors de ses voyages sur les autres continents. Il sâapplique autant Ă la rĂ©alisation de piĂšces traditionnelles quâĂ la crĂ©ation de piĂšces plus modernes, quitte Ă rompre quelques rĂšgles du Code. On lui connaĂźt des Ćuvres en noir et blanc par exemple.

Les personnages choisis pour accompagner les compositions filetĂ©es changent Ă©galement. De Gardel on passe Ă Dark Vador, en passant par Betty Boop et Bob Marley, ou encore (et câest sans doute ici bien mĂ©ritĂ©), par la figure argentine iconique, le footballeur Diego Maradona.
Si les boutiques Ă touristes de Buenos Aires ne font pas Ă©talage dâobjets filetĂ©s ou de rĂ©fĂ©rences au fileteado, câest parce quâil nâexiste pas de « modĂšles » Ă reproduire sur mugs, casquettes ou T-shirts, lâart de fileter venant avec la main mĂȘme de son artiste. Si lâobjet, plaque ou dĂ©cor nâest pas directement issue de lâidĂ©e originale ou de la main dâun des maĂźtres aujourdâhui reconnus, alors ce nâest pas (vraiment) du fileteado porteño !

VOIR PLUS :
âą Fileteado porteño | Un tango bailado a pincel | 7âŻ124 vuesâą1 nov. 2017 par Melisa Vitale / Abril Sosa, Evelyn Santana y Melisa Vitale / Artista: Fernando Spinzi. Musique : « Paâ Bailar » du groupe Bajofundo
âąâą Les pages Instagram de deux fileteadores : Alejandro Genovese & Gustavo Ferrari
Citer cet article
« L’art du Fileteado porteño, petit nouveau de l’UNESCO », MuseumTales, Juillet 2021, L. DESANCE
Sources :
- Esther Barugel y NicolĂĄs RubiĂł, 1994 , âLos maestros fileteadores de Buenos Airesâ , Buenos Aires , Fondo Nacional de las Artes.
- Norberto P. Cirio , 1996, âEl Filete Porteño: bibliografĂa crĂtica y definiciĂłn conceptualâ en Segundas jornadas estudios de investigaciones en artes visuales y mĂșsica , Instituto J. E. PayrĂł, Universidad de Buenos Aires.
- Alfredo Genovese, 2003, âTratado de fileteado porteñoâ, Buenos Aires, Grupo Ediciones Porteñas.
- Patricia Osuna Gutiérrez,« El arte del fileteado porteño », le 23 de Mayo de 2020, LA NACION. > https://www.lanacion.com.ar/autos/el-arte-del-fileteado-porteno-nid2232998/
- « El Fileteado, un genuino arte porteño »
- https://intriper.com/lectura/fileteado-porteno-todo-sobre-este-arte/
- https://www.lanacion.com.ar/buenos-aires/cronica-urbana-luis-zorz-decano-del-fileteado-porteno-nid2079822/
Bravo!! Tres interesante article! Je dois vous dire, malhereusement, que Luis Zorz est dĂ©cĂ©dĂ© lâannĂ©e derniĂšre…
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