🎨 Quand la condition humaine n’a pas bonne mine : à la rencontre du peintre Baldomero R. Ressendi

BALDOMERO ROMERO RESSENDI

Sur sa vie on se contentera de peu d’informations. On sait qu’il est né à Séville en 1922, ville d’une grande importance dans sa création puisqu’il s’attacha à en dépeindre les archétypes emblématiques (toreros, danseurs de flamenco, paysanne andalouse …). On sait également qu’il n’était pas bien aimable et avait près d’une cinquantaine de cages à oiseaux chez lui. Bien qu’il ne soit plus très connu (à tort!), de son vivant tout Séville le connaissait ! Travailleur acharné et très sollicité, cela ne l’empêchait pas de courir les bars et les femmes (il serait le père de 19 enfants…). 

Son succès réside dans le nombre important de commandes qui lui furent adressées tout au long de sa vie, lui accordant ainsi la liberté non négligeable quant au sujet de ses propres œuvres. Pas de paysage, ni de marine, jamais ! Deux genres pourtant en vogue et appréciés des commanditaires, mais très peu pour Rossendi qui préfère les geôles et les turpitudes humaines, les toreros alcooliques et les marâtres sévillanes.  

Sa renommée est telle que le dictateur Franco l’appela pour qu’il lui tire le portrait ! Sans doute aurait-il assuré à sa postérité de franchir les Pyrénées, s’il l’avait finalement réalisé… Attention, ce n’est pas qu’il refusa par conviction politique, non R.Ressendi accepta bien l’offre du dictateur. Cependant, voilà qu’après une première journée de travail, durant laquelle on refusa qu’il soit accompagné de ses chiens, le peintre disparut. Oui, disparu ; de son plein gré, il s’évapora dans la nature, laissant le dictateur sur le carreau. Peut-être s’est-il repenti et plutôt que de défier Franco en lui disant que finalement ce n’était pas son truc le portrait de dictateur, il prit la poudre d’escampette ! Ou alors, et cela est fort probable, ne pouvait-il tout bonnement pas accepté d’être séparé de ses chiens ! Dans les deux cas, ça se comprend … 

À la croisée de Rembrandt, du Caravage, et de Goya, Ressendi excelle dans le symbolisme macabre et l’expressionnisme perturbant.

S’il y a bien une chose que l’on ne suppose pas, c’est bien son goût pour l’illustration de la vie andalouse. On parlera plus de types ou de figures, que de clichés ou de folklore. Pas de corrida bondée ni de taureau enragé, les toreros de Ressendi sont loin de l’action qui fait leur renommée car c’est l’after-works du torero que Ressendi choisit de peindre. Loin des allures fières et altières, du torse bombé et des pieds en danseuse que les cartes postales montrent aujourd’hui encore, Ressendi montre plutôt la détente des beuveries. Les regards sont dirigés vers le sol, les traits tirés, les bouches tordues en moue de dégoût ou de désespoir. 

On perçoit chez les danseurs de Flamenco l’effort et la fatigue. Une raison de vie ou de mort semble animer leur danse. La sueur et la nuit font partie du tableau, littéralement. Nos images d’allégresse de la vie andalouse se heurtent à la vue des œuvres de Ressendi où se côtoient la pauvreté, la prostitution, l’alcool, les traditions vieillies et tannées comme les peaux, la campagne plate, chaude et aride. Et où l’homme paraît captif de sa triste condition.

Cela étant, je ne pense pas qu’il y ait une critique de la part de Ressendi qui, lui aussi, participait à ces bals nocturnes. Il dresse un portrait psychologique de « fin de la fête ». Il fait nuit à Séville et le torero, fatigué, doit se retirer ! Même quand ils bombent le torse dans leur costume étincelant, les toreros de Ressendi sont plus tristes que flamboyant.

Il est facile de se sentir gêné devant ces œuvres qui placent le spectateur devant des scènes de dépravation (relative) et nous demandent de constater sans déranger, sans bruits. Si les flamencos ivres d’antan ont encore quelque chose d’attirant pour nos regards du 21e siècle, ils constituaient alors une réalité que l’on ne voulait pas forcément voir, comme une plongée pas tout à fait volontaire dans les quartiers populaires, la nuit, dans les bars. Rien à voir avec les forains et les arlequins de Picasso, qui, plus tôt dans le siècle, s’attelât brièvement à les dépeindre, mais plutôt dans un nuage clair et doux, plus lointain, plus inoffensif aussi… Et quand Ressendi s’attaque aux cercles de l’enfer et aux scènes bibliques, alors la gêne et le malaise grandissent encore, parfois jusqu’à l’effroi.

Il est un excellent et prolifique portraitiste. Particularité : les sujets fuient souvent le regard du spectateur, au contraire des poses altières et des regards francs des portraits traditionnels qui tend à glorifier l’individu plus qu’à montrer ses failles.

On le qualifie en réalité de peintre des maudits, des dépressifs, des désillusionnés, des antihéros. Je crois surtout qu’il sait reconnaître la part sombre chez tout un chacun, même les plus joyeux et optimistes d’entre-nous, et trouve cela plus intéressant à immortaliser que d’autres maux du siècle, finalement éloignés de la pauvreté paysanne de Séville. Si certains peintres racontent la guerre, la consommation de masse, les affres du progrès technique et technologique, le nationalisme, le racisme, le sexisme, Ressendi tout reculé qu’il est dans sa campagne espagnole, s’attache plus à constater l’Homme qu’il connait.

C’est pourquoi, tout comme il n’y a pas de critique, il n’y a pas non plus de misérabilisme. Le trait est trop cru, trop vif, les expressions trop perturbantes et les décors trop sombres et cauchemardesques pour que l’on puisse s’apitoyer. Ce ne sont pas de pauvres petites choses qui nous sont montrées ! L’artiste cherche à déranger, à provoquer la gêne, à nous faire regarder l’homme autrement que tel que nous nous plaisons à nous-mêmes. Et ça fonctionne, on regarde, fascinés, en sachant bien que ce n’est pas la beauté qui nous retient, mais, pour une fois, la laideur. Celle de notre vérité lorsqu’on ne cherche plus à se (re)présenter à l’autre, cette fatigue, cette morosité, parfois cette colère ou cette jalousie, que l’on se réserve à nous même. 

L’homme est l’objet de tourments, de préoccupations, de jours malheureux et de peurs, et c’est ce qui intéresse Ressendi qui se fait le peintre de la part sombre de l’humain, plus que des humains sombres. Non pas la noirceur cruelle que l’assassin choisit, avec une relative volonté, de vivre et de montrer, mais celle que nous ne montrons pas, celle des petits problèmes que l’on tait, des travers que l’on se cache à nous-mêmes. Ressendi est le peintre du succube qui siège sur la poitrine de la jeune femme du Cauchemar d’Heinrich Füssli. 

Ci-contre : el locutorio, 1960, R. Ressendi. | Deux détails montrant chacun une version du sucube des deux Cauchemar(s) de H. Füssli. le premier en 1781 ; le second en 1790.

Une apparente proximité avec le peintre du 17e, Rembrandt, notamment dans les nombreux autoportraits où, à l’instar du maître néerlandais, Ressendi se peint déguisé (en pierrot, en arlequin ou en « bohémien », et autres personnage marginaux). On retrouve le cadrage restreint sur une face expressive qui concentre la lumière et se démarque d’un fond sombre, non identifiable. L’individu est croqué dans son essence plus que dans sa forme parfaite.

Une proximité, aussi, avec le peintre italien du 16e siècle, le Caravage ? Outre une palette brune (ocres, blancs et beiges, rouge anglais, carmin, marrons et noirs, bleu marine, gris, orange, et c’est tout!), et des jeux puissants de clair obscur, le jeune Ressendi aime effectivement ces scènes faussement quotidiennes (car savamment composées), où les danseurs se superposent aux tenancières de tripot, aux buveurs et aux joueurs de cartes. La magouille et l’alcool, les paris et l’argent, la saleté et la bonhomie se côtoient au centre de compositions au cadrage resserré et sont éclairés par des lumières chaudes qui semblent porter un peu de bienveillance. Attention, cette lumière chaude peut devenir celle de l’enfer dans le cas d’autres sujets !  Enfin, comme le Caravage, il peint aussi des sujets religieux, mais toujours pour leur rendre une réalité crue. Les personnages bibliques revêtent une apparence humble et modeste, et c’est avant tout l’humain que l’on voit plus que l’icône. Les attributs sont limités et la posture et les gestes dominent la composition. 

Où est Dieu ? L’étonnant naturalisme de Prendimiento, 1952 (ci-dessus à gauche), qui en plus d’avoir des airs de superman en Judée, présente l’une des scènes les plus humaines qu’il m’ait été donné de voir dans les nombreuses représentations du calvaire de Jésus. 

C’est selon un même souci de (trop?) grand « vérisme », de grande humanité, ici menée jusqu’à la vue crue et gênante, qu’il peint sa version de la Tentation de saint Jérôme, qui, envoyé dans le désert, voit sa foi éprouvée par les diverses tentatives pour l’écarter de Dieu. L’un de ces dévoiements est la luxure et prend l’apparence d’une femme. Problème, ici saint Jérôme semble avoir succombé puisqu’on le surprend (et la faculté de l’artiste à rendre cette interruption imprévue est remarquable), littéralement vautré dans le péché. Détail transmettant la modernité, la femme a les ongles peints en rouge. Vous imaginez bien que l’Église ne pouvait accepter un tel hommage et le lui retourna promptement car trop imoral. Ressendi ne se satisfait pas de l’évocation. S’il faut montrer les choses, alors montrons-les franchement, telles qu’elles sont. Tout en se gardant pourtant, comme pour ses poivrots, de tout jugement moral.  

C’est également l’occasion de montrer comment son style pictural s’éloigne de celui du Caravage pour devenir plus expressif, plus symbolique et plus abstrait avec le temps (l’absence de date n’aide pas à établir une chronologie de la touche de l’artiste). De ces saints et christs des années 1940-50, il ne garde que les tendons et la désolation et les convertis en squelette effroyables.

Détendons l’atmosphère désormais, et continuons sur une note d’humour en jetant un œil aux portraits d’animaux vêtus « à l’humaine ». On imagine aisément que ce genre de tableaux — dont on dit que Ressendi les réalisait en à peine 20 minutes — avaient pour raison essentielle la commande d’un particulier qui, peut-être, fit ensuite quelques émules. Mais peut-être après tout, que le peintre lui-même était amateur de chat en robe… Quoi qu’il en soit, cela montre la dextérité et la souplesse d’un artiste sachant cultiver son propre univers pictural tout en produisant des compositions à la touche plus réaliste, moins personnelle et tout aussi qualitative (outre ces animaux, on compte beaucoup de portraits de facture plus classique, plus simple et conventionnelle).

On sait également qu’il réalisa énormément de scènes Goyesques (d’après le peintre espagnol Goya, mort cent ans avant sa naissance). Il semble désigné par cela ces œuvres de petit format et à la touche vive et expressive, où plusieurs personnages de la société mondaine dialoguent entre eux sur la plage, dans un parc, sur un banc, au coin d’une buvette. La mondanité de ces toiles s’oppose aux buveurs des bars et il s’agit principalement de commandes, mais, ici, Ressendi ne se défait pas pour autant de l’étrangeté et de l’évanescence qui caractérisent son travail. D’une scène quotidienne, on perçoit plus la morosité, l’ennui, le vent, ou même le danger. Point de visage radieux et de scène de bonheur balnéaire ! Notons donc que si nous citons le Caravage et Rembrandt, il est évident qu’il faille ajouter Goya à la liste de ses inspirations. Outre une palette sombre et le sujet humain pour priorité, les « gueules », parfois tordues, parfois chafouines, les yeux sombres et les expressions étranges de ses figures humaines font aussi échos aux œuvres de Goya. 

On lui attribue également de nombreux « mannequins » qui ne sont pas des études (Ressendi dessinait au crayon pour cela). Le choix du sujet et son exécution sont (enfin) le signe d’une modernité vue et comprise puisqu’il ne s’agit ni d’un sujet noble ni d’un traitement magnifiant l’objet du spectacle, instrument des art. Il préfère en montrer l’étrange anthropomorphisme et en extraire l’angoisse, le malaise, le bizarre… une fois encore on retrouve l’étrange noirceur ou la noirceur étrange de Füssli et de Goya.  

Un peintre austère ? Macabre, oui, austère, non. Il est vrai qu’il ne se perd pas en fioriture et réduit sa palette, mais le mouvement de la vie transparaît toujours nettement. Pas d’immobilité et de contemplation maussade, mais du mouvement, un élan, une force expressive ! On a l’impression fameuse d’interrompre le geste quand il est en train de se faire. Les significations se superposent en nombre sans perdre de leur clarté, la technique est virtuose, le tout est captivant et attrape le regard… L’austérité, avec sa retenue et sa grisaille, son mutisme et son immobilisme, n’est pas présente. 

Enfin est-il connu pour s’est illustré dans la peinture de bodegones, natures mortes propres à l’Espagne des 19 et 20e siècles. De ces bistrots à l’espagnole, il ne représente rien de l’opulence baroque, luxuriante, luisante et riche. Toujours selon sa palette brune et ocre, il représente le désordre sale, carnassier, lugubre de l’étal du cuisinier où les cadavres de lapins attendent d’être désossés et les poulets gisent morts à côté du couteau qui vient de leur trancher la gorge et servira ensuite à leur retirer les plumes. 

On doute que ce soit par simple goût de la mort et de ses représentations. Fin connaisseur de l’histoire de l’art et des genres, il sait que la nature morte doit rappeler à l’homme sa vacuité, ou plutôt, celle de sa vie, qui comme toute chose, malgré les richesses et les banquets, l’abandonnera inéluctablement.Il reprend donc à son compte ces essais très codifiés sur la condition humaine, et, tout en gardant une composition parfaite et un beau traitement des matières, rend la critique encore plus acerbe, plus terrible encore. Ressendi s’empare de ce Momento Mori et l’éclate sur la toile, au premier degré. La mort est déjà là, parmi nous qui nous entoure et que l’on consomme, que nous ingurgitons comme autant de façon de paver notre propre chemin vers la grande faucheuse.

Peintre anachronique puis néo-expressionniste à sa façon, il ne jouit que d’une petite postérité et mériterait bien davantage.

Ce qui m’interpelle en premier lieu c’est la date à laquelle il peint ces œuvres. Baldomero Ressendi n’a pas traversé le 18e ou le 19e siècle, mais ce qui l’intéresse pourtant ce sont les sujets ailleurs considérés comme déjà « antiques », ringards, complètement démodés, à l’image de ces natures mortes que l’on ne fait plus que surréalistes en 1940… Loin des grandes capitales et de l’effervescence du modernisme, l’art de Ressendi témoigne de l’avancée à deux vitesses de l’art. Celui qui plaît à Paris et à New York et celui qui plaît dans la compagne sévillane n’ont rien à voir. Presque deux siècles d’innovations et de recherches picturales les séparent.

Ci-dessus : La tentation de saint Antoine, par Salvador Dalí en 1946, la même année que la Tentation de Ressendi. À droite la Tentation de st. Antoine par Félicien Rops en 1878.

Ci-contre, détail d’un portrait de couple par Ressendi, sans titre ni date, « trouvé » chez un antiquaire.

Cela n’enlève rien au talent de Ressendi qui montre clairement, par tant de dextérité, qu’il aurait bien pu nous émouvoir avec n’importe quel courant artistique, d’autant qu’il sut créer un univers lui étant propre et que ces évolutions expressionnistes (on pense notamment aux christs en croix) le connectent davantage à cette seconde moitié du 20e siècle qui, comme lui, est amatrice de macabre, d’expressivité et de fureur. Néo-expressionniste à sa façon, s’il avait été dans les endroits où se jouent le marché, Ressendi aurait très largement dopé sa fortune critique posthume.

L’incapacité d’une exposition | Victime de son succès d’antan, une grande majorité de ses œuvres appartient encore à des particuliers, en contrepartie de quoi, très peu de musées en possèdent ! B. R. Rossendi est quasiment (pour ne pas l’affirmer totalement) absent des musées espagnols. Je ne l’ai pas vu dans les grands musées madrilènes, et même sa ville natale ne l’expose pas ! Lors de ma visite de la ville en 2020, je suis passée à côté de ce peintre nullement mis en valeur. Les toiles étant éparpillées sans registre connu, il parait relativement difficile de récupérer un nombre suffisant d’œuvres afin de le présenter dans toute sa diversité une bonne fois pour toutes ! Serait-il donc condamné à l’oubli ?

Le bon côté de son anonymat consiste à pouvoir tomber sur l’une de ses œuvres (et l’acheter) chez un antiquaire ! Comme ça, en passant. Ce fut le cas du critique et youtubeur espagnol Antonio Garcia Villaran. Enfin, l’autre point positif c’est qu’il montre combien il reste du travail aux historiens de l’art en matière ressendienne !

Le mot de la fin. Ressendi dénote, car il semble tout à fait anachronique. Même en s’étant trompé de siècle, il se démarque toutefois des maîtres dont il s’inspire et ne copie pas. D’ailleurs le temps libère sa touche qui se fait plus expressive à mesure que les années passent pour donner des scènes terribles où les sujets de fond, l’homme comme il est, sans masque, concorde avec la forme expressionniste plus crue, plus directe et aux couleurs tranchées. Sa palette et son art de la composition, son gout pour la figure humaine et les sujets d’odyssées macabres (outre la Bible, Ressendi était amateur de Dante et donna quelques illustrations des cercles infernaux), restent des constantes permettant d’identifier un art ressendien. Ce peintre mériterait grandement d’être connu bien davantage, car son art de l’intériorité a valeur d’intemporalité. •

Citer cet article

« Quand la condition humaine n’a pas bonne mine », août 2022, MuseumTales, L. DESANCE

Sources :

Publié par Museum Tales

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