Un chemin de campagne vers l’intimité
Chronic’art #1
Il y a un certain temps que je me pose la question du Noir&Blanc en photographie. Non pas en cherchant craneusement à trancher la question de savoir s’il sert ou dessert la photo, et alors selon quelles règles… Non, ce qui me préoccupe c’est son omniprésence.
Alors même que, justement, ses qualités ne furent que supposées et jamais définies comme telles par un penseur de la photographie.
Et par l’usage, par les quelques avantages que tous nous pouvons lui trouver, alors nous continuons à utiliser ce N&B, encore et encore, pour tout et pour rien, comme s’il était impossible aujourd’hui d’être un bon photographe en couleur.
Alors inéluctablement, à questionner son omniprésence, nous revenons vite à gamberger autour des grandes questions telles qu’en quoi sert-il la photo et ses objets, que permet-il de faire que la couleur entrave ? Puis, on en vient aussi à se demander si, à force de tout grandir, de tout à approfondir, il ne créerait pas à son tour son lot de vues surannées, voire de clichés.
Il en reste qu’il est évidemment bien plus complexe que les airs de noblesse et de professionnalisme qu’il confère en deux secondes à une prise de vue. Et pour aborder tout cela, si vaste étant le sujet, si peu de débats semblant-il soulever… je ne savais pas par où commencer cette série de chroniques dédiées à l’omniprésente entité du Noir&Blanc.
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Puis j’ai eu, à l’occasion d’une session de cours traitant du photoreportage, à construire la monstration (5 à 6 images) d’un objet à documenter, à reporter ; la subjectivité y était la bienvenue.
J’ai choisi de « documenter » l’intimité (la mienne). Nous en avons tous une ; il y a de grandes chances pour qu’elles soient toutes très similaires, alors même que c’est l’élément qui génère en nous le plus de pudeur, sinon de honte. Aussi, c’est finalement la chose la plus commune bien que la moins montrée pour elle-même. Demandez-vous, à part la vôtre, quand avez-vous eu accès à l’intimité de quelqu’un n’étant ni celle de votre conjoint.e ou de votre famille ? Il est presque impossible de pénétrer cette partie dissimulée de la vie d’autrui. L’image des films et des publicités n’est autre qu’un simulacre de cette intimité qui n’a jamais été réelle, qui n’a jamais été attachée à un individu. Notamment, car l’intimité dérange quand elle n’est pas hygiénisée, quand elle n’est pas nettoyée des résidus d’humains qui la composent.

En témoigne l’anecdote de la censure d’une scène de salle de bain du film Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) : le comité de censure fit interdire non pas la scène iconique de terreur durant laquelle Marion Crane (Janet Leigh) crie sous la douche, ni les plans sanguinolents, mais … celle où Marion est assise sur les toilettes et tire la chasse d’eau une fois son affaire cinématographiquement finie, avant de se diriger vers la douche.
C’est d’ailleurs la première scène montrant une chasse d’eau être tirée, de tout le cinéma.
plus d’infos ici.
Bref, j’ai voulu voir ce que photographier et rapporter mon inimité réelle donnerait… et après quelques idées tirées entre quelques semaines et plusieurs retours, ça a donné du noir et blanc !

Le projet aurait pu fonctionner. J’aurai pu le rendre ainsi et ne pas en être très fière, mais j’avais encore du temps avant le rendu final et je me suis dit que je ne pouvais prétendre avoir réussi quoi que ce soit si c’était en usant le recours que je critique le plus, l’usage du Noir&Blanc.
Pourquoi le Noir&Blanc s’est-il si naturellement imposé ?
En fait, j’ai été flemmarde. Je me suis reposée sur des tours de passe-passe que je savais être à ma disposition au moment de réaliser ce projet et j’ai foncé droit dessus !
Et par « tour de passe-passe » j’entends principalement l’usage du Noir&Blanc. Il permet en effet de grandir n’importe quel objet, de lui donner plus de profondeur, plus d’importance. Cet objet infiniment trivial et quotidien se voit immédiatement projeté vers un rang supérieur de noblesse lorsqu’il est présenté en N&B. Peut-être est-ce, car le N&B suspend dans le temps, il extrait de la vie réelle vécue en couleur, et érige en icône le moindre poil.
C’est donc un recours efficace pour qui veut montrer le caractère atemporel ou extraordinaire d’un objet… mais avec l’intimité, ne sommes-nous pas dans une réflexion inverse ? Celle visant à montrer la quotidienneté, le personnel, le petit, le détail, l’imperceptible (le geste, l’odeur, le poil arraché…) et celle montrant parfois même ce que l’on souhaite faire disparaître dans la cuvette, et non exhiber sur un panneau de route. L’intimité c’est un lieu où l’on ne cherche pas changer quoi que ce soit puisqu’au contraire de l’apparence, c’est un espace réservé et privilégié du naturel (et donc, de la couleur véritable de l’instant et non de son esthétisation).
Alors le Noir&Blanc ne semble aucunement approprié. Je pense qu’il me servit exclusivement à donner un poids photographique, une sorte de professionnalisme, un « appeal » aux objets que je me suis, en réalité, contentée de prendre en photos sous couvert d’un même thème très large. J’aurais dû les penser mieux, penser plus amplement leur disposition et l’usage de la lumière afin qu’ils révèlent leur secret d’intimité par leur simple vue. Au lieu de me préoccuper de tout ça (de ce qui fait la photographie, en somme), j’ai dissimulé l’absence de cohérence derrière le filtre du Noir&Blanc.
Le recours du Noir&Blanc est magique. D’un coup de cliques et de retouches, voilà une série bien homogène ! Mais ce n’est un piège…
Si je suis tombée dans les travers du N&B c’est donc que j’ai trouvé qu’il manquait quelque chose à ces éléments disparates et j’ai alors passé le tout à la moulineuse du N&B. Effectivement, baigner les images dans une même logique visuelle est essentiel dans le cas d’une série. Toutefois, l’intimité se cachant au creux de la nuit comme du jour, dans les recoins du corps comme dans celui du logis, il est difficile d’en extraire une constante esthétique qui permette une bonne cohésion d’ensemble.
Et pour éviter de donner l’effet d’un film de Scorsese entrecoupé de plans à la Wes Anderson, le recours du Noir&Blanc est magique. D’un coup de cliques et de retouches, voilà une série bien homogène !
Pourtant, c’est là encore une facilité quelque peu superficielle qui mériterait d’être contournée en cherchant à travailler mieux les scènes afin qu’elles fonctionnent entre elles malgré leur propre individualité bien marquée.
Il m’a fallu accepter qu’il faille tout refaire de zéro, car en regardant les clichés en couleurs, beaucoup ne fonctionnaient plus.
Me vint alors l’idée opposée, et légèrement extrême, de choisir des objets qui joueraient les emblèmes de mon intimité et que je disposerais en majesté, sur un fond dégagé, une vue en contre-plongée, et en couleur. L’idée serait pertinente pour « exposer l’intimité » comme on exposerait une œuvre d’art, isolée et sortie de son contexte. En jouant avec les codes de l’exposition d’art, adaptée à ce que l’on ne montre jamais, j’aurais pu construire une série bien argumentée. Mais là n’était pas mon idée principale et je ne résolvais pas la question du contournement du N&B. Je continuais donc mes pérégrinations …
Les difficultés pour repasser à la couleur
Pour réparer ma faute, exit le noir&blanc ! Mais c’est alors que le travail véritable commence ! Il s’agit en effet de contourner le N&B qui se dresse au milieu de la voie, comme un péage d’autoroute, mais prenons le chemin de campagne !
Plus long, plus capricieux, plus dangereux, apparaît le risque de ne pas arriver à destination. Mais quels paysages et quelle expérience gagnons-nous à contourner la perfection factice du N&B !
Il m’a fallu accepter qu’il faille tout refaire de zéro, car en regardant les clichés en couleurs, beaucoup ne fonctionnaient plus. Aucune des photos du canapé la première ou la deuxième (et les autres photos prises au même moment) n’entraient en dialogue avec les autres. Elles sont plus complexes, car elles racontent trop de choses à la fois et la lumière est trop diffuse, artificielle, trop présente, et rien n’est petit, dissimulé, tendre, personnel comme j’essaye de le montrer avec les autres photos. Une autre photo s’adaptait mieux (la 2bis, différente de la 2 du jet initial), mais ce n’était toujours pas convaincant.

Il me fallait donc repenser ces scènes, les refaire complètement et différemment. Ou attendre que se présente un moment témoin qui, dès la pression sur l’obturateur, serait pensé en couleur et non avec l’idée de lui enlever, ces parties de vie par la suite.
Aussi les lumières et langages visuels de chacune, n’établit ici aucune continuité, au contraire. Remarquez par exemple comme la « 2 bis », la « 4 bis » et la « 5 coul. » sont toutes très différentes et discordantes. Rien ne les lie entre elles visuellement.
Il faut donc retravailler la lumière de la sale de bain sur le ventre ou celle sur le « cocktail » (maté, pilules …).
La photo de « la sieste », prise à ma demande par mon conjoint, ne fonctionne pas du tout en couleur. Elle est peut-être la plus symptomatique de ce que le noir et blanc permet en ce qu’il a rendu photogénique une scène qui ne l’était aucunement, ni seule, ni avec les autres. Seul le Noir&Blanc était son unique sauveur.
Savoir que l’on va s’interdire le noir et blanc, et il s’agit bien de se « l’interdire », pousse à insister sur le projet complet avant même de prendre une seule photo afin d’avoir, dans notre viseur mental, les règles de lumière et de cadrage désirés pour toute la série, et in fine, prendre une photo qui collera avec le reste, une fois les pièces du puzzle rassemblées. En d’autres termes : se passer du Noir&Blanc comme recours pratique, nous oblige à définir toutes les lignes du projet au préalable, tandis que le N&B, permet d’unifier les comptes en fin de partie.
ACTUALISATION • 02 FEV. 22
Pousser mes excursions photographiques me force à aller plus loin dans le dévoilement de ma propre intimité…

J’ai retravaillé les couleurs et pris d’autres clichés, j’ai décidé d’instaurer un jeu de couleur chaud/froid afin d’unifier la série… Mais, rien n’y fait, les tentatives N&B « font bien plus documentaire ». J’essaye aussi de faire des arrangements d’ordre et de cadre.
N’étant toujours pas convaincue de mon nouvel arrangement et moins encore de la nouvelle image de la sieste, je continue à chercher et j’ai de nouvelles idées chaque fois plus délicates à montrer. Pousser l’excursion photographique me force à aller plus loin dans le développement visuel de ma propre intimité… chaque nouvelle idée est plus intime et plus difficile à exposer à des yeux étrangers.
Si je m’étais arrêtée à la version Noir & Blanc, j’aurais finalement été complètement superficielle dans la monstration de cette intimité seulement effleurée.
Désormais, je creuse réellement mon intimité, tout autant que je me creuse la tête pour exposer quelque chose de vrai.

Je ne creuse pas très loin tout compte fait, enfin, jusqu’à la salle de bain qui s’affirme comme l’épicentre de l’intime. Et il parait évident que l’on ait à revenir aux toilettes … Et toujours selon la même palette de couleurs, bien que le résultat soit sans doute plus esthétique dans une gamme plus sobre, mais la recherche d’homogénéité l’oblige …


Sélection
Culotte ou sieste ? Canabis ou linge sale ? Toilettes ou ventre ? Et si la culotte faisait entrait en redondance avec le ventre ? et si le « cocktail de survie » était trop peu lisible ? la sieste et le lit ne sont-ils pas de trop .? J’entame désormais la sélection des 6 images finales.
Travail en cours…