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Depuis ma petite chaise de café où j’avais loisir à regarder passer les manants, je fus interpelée par le grand nombre de livreurs qui circulaient en ce jeudi après-midi de janvier, plein été argentin. Tant de personnes commandent donc à manger depuis chez eux ? Ma première pensée s’apparente à  » pas étonnant que beaucoup de jeunes soient attirés par la livraison, à voir tant de mouvement on s’imagine que c’est un business très lucratif où l’on ne s’ennuie pas ! » Et j’en viens à le considérer comme un choix possible au cas où mon travail actuel finirait par définitivement me casser les roubignoles. Puis j’y pense un peu plus …

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Avant lecture, j’entends bien préciser que je n’ai rien contre la pratique de la livraison de nourriture à domicile, et bien que je considère qu’elle devrait être plus rémunératrice, je m’impatiente moi-même sur mon canapé, jusqu’à deux ou trois fois par semaine, dans l’attente de mon petit repas. D’autant que la pratique est bien plus répandue en Argentine (où se faire livrer 250g de glace est tout à fait commun), qu’en France. Il s’agit, au lieu d’un exposé, de simplement montrer, souligner, surligner, mettre évidence (choisissez le terme), cette profession, activité, passe-temps (choisissez le terme), omniprésent dans nos paysages urbains, mais complètement absent de nos considérations. 

Emilio, Amin, Aimar …

Qu’est-ce qui rapproche Emilio, Vénézuélien qui livre des burritos à Buenos Aires, et Amin, français qui livre des sushis à Paris ? Leur activité de livreur, évidemment, mais pas seulement. Il existe entre eux un lien de promiscuité sociale fort et concret ! Imaginez les différences qui les séparent (langue, pays, histoire, culture…), mais pensez maintenant à ce qui les unie. Tous deux parcourent les rues de capitales au trafic urbain dense, pour ne pas dire merdique, mal pensé et soumis aux chauffards. Tous deux touchent très peu d’argent pour chaque course faite (même si Emilio peut compter sur les pourboires que donnent systématiquement les Argentins). Tous deux ont demandé plus de sécurité pratique, économique et salariale à leurs patrons. Mais tous deux attendent encore. Tous deux décrivent l’attente et la chaleur comme les inconvénients majeurs de la pratique. Enfin, tous deux sont des petits fantômes serviables, à l’occupation bien solitaire. 

Ne vivant plus à Paris, je ne peux dresser plus amplement ces deux portraits en parallèle. Amin restera dans les souvenirs de cette conversation que nous avons eue sur le pas de ma porte, il y a deux ans, et seul le portrait argentin sera dépeint, mais on l’aura compris, parler d’Emilio c’est aussi parler d’Amin et de tous les autres. 

Que dire ?

Je pourrais aborder la grande précarité dans laquelle se trouvent les livreurs, ou rapartidores (en esp.). Je pourrais aussi parler des risques évidents à tant circuler sur les routes (au cours des six premiers mois de quarantaine, mars-juillet 2020, un livreur argentin par mois mourrait en effectuant une livraison). Je pourrais ensuite aborder l’absence de cadre juridique qui leur apporterait une plus grande sécurité professionnelle (les livreurs de sept pays d’Amérique latine firent une grève d’une seule journée — faute de pouvoir chômer plus — afin de faire entendre leurs demandes). Il serait également possible d’évoquer les risques aggravés en période de pandémie, exponentiels aux usages démultipliés des applications de delivery au cours de ces périodes confinées. Puis il faudrait parler de la façon dont l’Ouest consolide sa croissance au détriment de l’instabilité politique et économique des pays moins développés (PedidosYa, le plus grand groupe de livraison de repas en Amérique latine, appartient au groupe allemand Delivery Hero). Enfin pourrait-on élever le débat et voir en quoi ces filiales asservissent autant qu’elles profitent aux pays sud-américains. 

Mais rien de tout cela serait véritablement nouveau. Comment pourrait-on, alors, repenser ce job ? Pathos inévitable ?

Commençons par le titre. Profession ? (peut-être, mais un truc me gêne). Activité ? (ce différenciant du labeur, c’est censé être plaisant « une activité », donc ce n’est pas tout à fait ça non plus). Un petit-boulot ? (c’est tentant, mais condescendant). Un job ? Pas mal. (Ce serait donc pour cela qu’on aurait inventé ce terme de job, à la croisée de tout ça ?) Un job, donc. Et pas un petit-job, mais bien un job, un boulot.

En continuant à y réfléchir, on s’aperçoit vite que c’est un job qui pousse le service subordonné d’un tiers au client, à son paroxysme. Sans doute n’est-il pas le seul et si vous en avez en tête, n’hésitez pas à le partager en commentaire. Il demeure que si vous allez chez un boucher, en plus du fait qu’il soit maître en sa boutique, décide de ses horaires, de ses produits et de ses prix, etc. vous entrez dans son royaume et vous vous mettez à la merci de son service. Si vous contactez une femme de ménage, elle se rend à votre domicile mais impose un prix et vient quand elle est disponible et non pas quand vous le voulez. Au pire, aura lieu une négociation entre deux partis égaux en décision.

On peut le faire…

Nous ne pouvons pas tous avoir un restaurant cosmopolite ou des aptitudes à la cuisine péruvienne, il est donc compréhensible que l’on paye et respecte de payer pour ce service. Nous ne payons pas le livreur directement, sinon notre repas et donc le cuisinier (pour vous le préparer), le restaurant (pour le mettre à disposition). Enfin, en toute fin de liste, nous honorons le livreur d’un pourboire. Certes, il se peut que l’envoi soit inclus dans le prix global et alors c’est plus direct. Mais il en demeure un collatéral.

De plus, la chose est qu’il offre un service qui, bien qu’utile sur le moment, ne témoigne d’aucune habileté particulière, au contraire. Ce qu’ils font, au contraire de la femme de ménage et du boucher, du coiffeur ou du caissier, n’est rien que l’on ne puisse pas faire. (allez comprendre comment fonctionne une caisse enregistreuse, en 2 minutes!).

Si nous avions moins la flemme et plus de volonté, nous pourrions bien aller chercher notre nourriture. La « compétence » du repartidor est donc quelque chose de relatif que l’on a bien en tête au moment de donner un pourboire (ou non) et de considérer ce job.

Scène de la sitcom The Office. : Pourquoi donner un pourboire à quelqu’un – Pour un job que je peux faire moi-même – Je peux livrer de la nourriture.

Mais on sait, notamment avec l’Art, que cet argument (moi aussi je peux faire ça) à ses limites. À commencer par « – Fais-le alors ! – Euh, non ! – Ah … »

Et comme un enfant riche, nous avons une idée bien précise de ce que l’on veut mais… l’immobilité et l’immédiateté sont comprises avec les saveurs. L’immobilité … Et oui car… même si on peut bien le faire, on ne le fait pas. Car, et c’est le second axe de ce problème, y aller génère en nous, une grande flemme.

Impossible de nous déplacer, de nous faire tout beau (ou d’enfiler un jean, un soutif, un caleçon…) afin d’aller là-bas, de commander, d’attendre sur place (sous les possibles néons meurtriers du local) et de revenir sans plus aucune envie de manger. Le trajet et son attente rompent la beauté de notre caprice et de son assouvissement sans efforts, et ce sont les livreurs qui se chargent de faire le sale boulot sans profit gustatif, afin de nous permettre de jouir des plaisirs simples de la vie.

Et on le sait. L’idée est là. On sait que nous aussi on pourrait le faire, mais qu’on a les moyens de se débarrasser de la tâche, d’avoir la flemme.

Et en plus on s’apitoie

Par extension, et s’il s’agit de faire faire, alors ce job est automatiquement perçu comme une corvée et on risque de s’apitoyer sur le sort de celui qui l’exerce. Sans qu’on aie jamais parlé à des livreurs, on part tous du principe initial que c’est un job nul, que l’on doit faire en cas de grande précarité, et que l’on ne peut décider de faire délibérément. Tiens, tiens, ça ne vous fait pas penser à une autre profession/activité/pratique/job … ? Les deux n’ont pourtant rien à voir, ou alors serait-ce que si ? Un dealer (oui, je pensais à cela, pas à ceci) opère illégalement, un livreur non, et en plus, ce dernier vous veut du bien !

Une enquête révèle que 60 % des livreurs admettent le faire par nécessité. Mais vous, graphistes, vétérinaires, fonctionnaires en tout genre, professeurs, vendeurs, traducteurs, relecteurs, photographes de mariages, maçons et charpentiers, prétendriez-vous que vous ne le faites pas pour la nécessité de manger, et de payer votre loyer ? Amin disait détester les magasins et laissa un poste de vendeur aux Galeries Lafayette pour parcourir Paris à la supplique des ventres creux ! Conducteur hors-pair, il s’est dit que livreur ça le brancherait. Choix simple et efficace, et pareil à celui que nous sommes susceptibles, presque tous, d’avoir fait un jour. Aimar, quant-à-lui, a favorisé cette voie car ça lui permet d’avoir une grande flexibilité d’horaires et de s’accommoder avec ses études. Revaloriser leur choix, c’est peut-être redonner un peu de qualité à ce job qui semble nous émouvoir.

Enfin, et voici l’ultime considération : le prix que l’on est disposé à payer pour garder sauve notre inénarrable flemme… à combien ? Bonnes âmes que nous sommes, nous pourrions envisager d’augmenter le prix des livraisons, mais alors les livreurs disparaîtraient ! Oui, car si la flemme nous gagne facilement, elle n’est pas invincible ! Un prix trop élevé de livraison, et voilà de quoi la mettre à terre, nous faire chausser nos baskets, ou allumer nos fourneaux. C’est donc une profession qui semble vouée à la précarité puisqu’elle et au service d’un besoin surpassable et qu’elle est, en même temps, trop peu valorisée alors même qu’elle nous délivre de nos caprices en les assouvissant sans le moindre efforts (de notre part).

Informations concrètes et chiffres

Selon une étude publiée le 19 avril 2020 dans le journal en ligne Ahorapais. L’âge moyen des livreurs est de 30 ans. Eh oui, il faut avoir la forme pour jongler entre les voitures par n’importe quel temps. 

Un livreur travaille en moyenne 8 heures et demie, six jours sur sept. Le nombre d’heures a tendance à augmenter chaque année (c’était 7,3 heures en 2020). Et puisque tout cela n’est pas encore régulé auprès de la loi, rien d’autre que la fatigue et ses risques sur la route, ne peut empêcher un livreur de travailler 11 heures par jour s’il en a besoin. 

Le 16 juillet 2020, les entreprises centralisant les commandes aux restaurants et les livreurs sont sommées de fournir à chaque nouveau « collaborateur » (ils n’ont rien de l’employé, sur le papier), un casque, un gilet fluorescent, des gants et des masques hygiéniques. Cela ne vaut pas pour les livreurs qui travaillent en partenariat, non pas avec une application de commande, mais avec un restaurant directement. En effet, puisque c’est l’application que l’on codifie et non la pratique.

Un autre chiffre intéressant ressort de l’étude d’avril 2020, environ 4 livreurs sur 10 sont allés à l’université ou ont suivi un parcours étudiant après 18 ans. 

À défaut de syndicats ou de porte-parole, les livreurs s’organisent en groupe WhatsApp où ils échangent des astuces, des bons plans, des commentaires sur les employeurs, du matériel à revendre, des informations liées au trafic et aux contrôles de patrouille en vadrouille… Ces discussions sont d’une grande valeur pour eux.

Livrer pizzas, burgers, glaces ou tacos à nos estomacs affamés est la principale source de revenus de la grande majorité des repartidores. C’est pourquoi ils font, en général, tout leur possible pour nous régaler au mieux (souvent le plus vite possible, malgré les risques). 

À Buenos Aires, en avril 2020 circulaient plus de 15 000 livreurs, toutes entreprises confondues. D’ailleurs, il est fréquent que les repartidores livrent pour le compte de plusieurs entreprises à la fois, « sino, no rinde » (sinon, on ne gagne pas assez). 

En 2022, sur une commande de 900 à 1200 pesos argentins, environ 100 reviennent au repartidor (il s’agissait de 60 pesos en 2020). C’est pourquoi la propina, le pourboire, qui en général permet d’arrondir une commande 840 à 900, est toujours bienvenu. 

Le pire, selon Aimar, 22 ans : les temps d’attente entre deux courses.

Il est vrai que c’est une activité qui attire les étrangers venus travailler en Argentine dans l’espoir d’une vie plus confortable. Beaucoup sont, comme Emilio, vénézuéliens, ou comme Aimar, péruviens. Toutefois, et depuis la pandémie qui précipita beaucoup de jeunes argentins dans la pauvreté, les proportions ont changé. 

Aussi parle-t-on de livreur / repartidor et on en oublie les femmes, mais c’est, car les livreuses / repartidoras sont bien minoritaires. À simple vue, dans les rues de Buenos Aires, elles paraissent absentes. En se concentrant un peu, on arrive à en compter une pour 40 à 50 hommes… On les retrouve plutôt derrière les caisses des supermarchés ou dans les bars et les cafés. Il semble qu’il en soit de même en Europe en règle générale et en France en particulier. 

En argentine, comme dans nombreux autres pays d’Amérique latine, les livreurs sont aussi la cible des forces de l’ordre, qui remédient à l’ennui des longues journées à la circulation, en contrôlant de manière abusive et sans raisons apparentes les repartidores en transit. L’excuse, les papiers du véhicule, l’ordre de mission …

Sources 

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Publié par Museum Tales

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